Kelso laissa tomber sa charge et se plia en avant, mains sur les genoux, pour essayer de retrouver son souffle.
« Quelque chose ? demanda-t-il.
— Rien. »
Kelso grogna.
C’est jamais que du cirque…
« Si ce truc ne marche pas, commenta-t-il, on est ici pour un moment. On va rester coincés ici jusqu’au mois d’avril sans rien d’autre à faire que d’écouter des extraits des Œuvres complètes de Staline. »
C’était une perspective tellement terrifiante qu’il se mit à rire, imité, pour la deuxième fois de la journée, par O’Brian.
« Putain de merde, lâcha-t-il enfin, ce qu’on ne ferait pas pour la gloire. »
Mais il ne rit pas longtemps, et la machine continua de se taire.
Et c’est dans ce silence que, trente secondes plus tard, Kelso crut à nouveau entendre un léger bruit d’eau. « La Dvina, je crois… »
Il était difficile de le distinguer du bruissement du vent dans les arbres. Mais c’était plus continu que le bruit du vent, plus profond aussi, et cela semblait provenir de derrière la cabane.
« On va voir », décréta O’Brian. Il défit les pinces-crocodile des pôles de la batterie et entreprit de rouler rapidement le câble. « C’est logique, quand on y réfléchit. Ce doit être comme ça qu’il se déplace. En bateau. »
Kelso reprit ses deux valises, mais O’Brian l’arrêta.
« Fais attention, Fluke.
— Quoi ?
— Les pièges. Tu te souviens ? Il en a mis partout dans ce bois. »
Kelso se figea, les yeux rivés au sol, ne sachant plus que faire. Il revoyait le jet de neige, le claquement des dents de métal. Mais il se dit aussi qu’il ne servait à rien de s’inquiéter de ça, de la même façon qu’ils ne pourraient éviter de passer devant la porte de la cabane. Il attendit que O’Brian eût terminé de ranger l’Inmarsat, puis ils se mirent en marche ensemble, avançant à pas lourds.
Kelso sentait la présence du Russe partout maintenant : à la fenêtre de sa petite cabane, dans l’espace ménagé en dessous, derrière la pile de bûches dressée contre le mur du fond, dans le gros tonneau à eau humide et couvert de mousse, et dans l’obscurité des arbres tout proches. Il imaginait le fusil pointé sur son dos et prenait affreusement conscience de la fragilité de son épiderme, de sa vulnérabilité de bébé.
Ils atteignirent l’orée de la clairière et suivirent le périmètre de la forêt. Des sous-bois denses. Des troncs pourris, renversés. De gros champignons blancs évoquant d’étranges visages fondus. Et, de temps en temps, au loin, un gros craquement indiquant que le vent avait tourné et faisait dégringoler des masses de neige gelée. Il était bien difficile de voir quoi que ce soit au-delà de sa propre main. Ils ne parvenaient pas à trouver de sentier. Il n’y avait rien d’autre à faire que de s’enfoncer entre les arbres.
O’Brian passa le premier et eut la tâche la plus difficile avec ses deux grosses valises et la batterie, obligé de tordre son corps massif de côté pour se faufiler le long de gouffres étroits, passant tantôt par la droite, tantôt par la gauche, plongeant abruptement, sans une main libre pour se protéger le visage des branches basses. Kelso essaya de suivre ses traces. Il ne lui fallut guère plus d’une dizaine de pas pour prendre conscience que la forêt se refermait sur eux comme une porte massive.
Ils trébuchèrent pendant quelques minutes dans la pénombre. Kelso aurait voulu s’arrêter pour faire passer la machine à traitement de texte dans l’autre main, mais il n’osait pas perdre de vue le dos de son compagnon, et bientôt, il ne pensait plus à rien d’autre qu’à la douleur dans son épaule gauche et à l’acidité qui lui rongeait les poumons. Des filets de sueur et de neige mêlées lui coulaient dans les yeux, brouillaient sa vision ; il essayait de lever un bras pour s’essuyer le front avec sa manche humide quand O’Brian poussa un cri et tituba en avant.
Et soudain — ce fut un peu comme de passer à travers un mur —, les arbres s’écartèrent et ils se retrouvèrent en pleine lumière, debout au bord d’une rive pentue qui s’enfonçait dans un courant tumultueux d’eau gris jaune et large d’au moins quatre cents mètres.
C’était un spectacle impressionnant, une œuvre divine, assurément, et les deux hommes, un peu comme s’ils venaient de découvrir une cathédrale en pleine jungle, demeurèrent un moment silencieux. Puis O’Brian posa ses valises, sa batterie, et sortit sa boussole. Il la montra à Kelso. Ils se trouvaient sur la rive nord de la Dvina, et étaient orientés presque exactement plein sud.
Dix mètres plus bas, à une centaine de mètres sur la gauche, un petit bateau avait été remonté au sec et abrité sous une bâche vert sombre. Il semblait bien qu’on l’avait rangé là pour l’hiver, ce qui, songe Kelso, paraissait assez logique étant donné que la glace commençait déjà à s’étendre au bord de l’eau, en une plaque d’une dizaine, voire d’une quinzaine de mètres qui paraissait s’élargir alors même qu’il la regardait.
Une même bande bordait l’autre rive, puis la ligne sombre des arbres reprenait possession des lieux. Kelso leva ses jumelles et inspecta le paysage pour essayer d’y trouver des traces d’habitation, mais il n’en vit aucune. Il n’y avait qu’une nature sombre et inhospitalière. Une forêt désertique.
Il abaissa ses jumelles. « Tu vas appeler qui ?
— L’Amérique. Et puis je leur dirai d’appeler le bureau de Moscou. » O’Brian avait déjà ouvert le boîtier de l’Inmarsat et assemblait la parabole. Il avait ôté ses gants et, dans le froid intense, ses mains semblaient à vif. « Quand la nuit va-t-elle tomber ? »
Kelso consulta sa montre. « Il est près de cinq heures, maintenant, dit-il. Peut-être dans une heure.
— Okay, soyons réalistes. Même si la batterie arrive à faire marcher ce truc, que j’obtiens les États-Unis et qu’ils nous envoient des secours… on est coincés ici pour la nuit. À moins d’entreprendre quelque chose de radical.
— C’est-à-dire ?
— On prend le bateau.
— Tu lui piquerais son bateau ?
— Je l’emprunterais, sans problème. » Il s’accroupit et sortit la batterie de son emballage, évitant soigneusement le regard de Kelso. « Oh, allez, me regarde pas comme ça. Où est le mal ? Il n’en aura pas besoin avant le printemps, de toute façon… pas si ta température continue de chuter comme ça. Ce fleuve sera gelé dans moins de deux jours. Et puis il a bousillé notre voiture, non ? Alors on va se servir de son bateau. C’est normal.
— Et tu sais faire marcher un bateau ?
Je sais faire marcher un bateau. Je sais faire marcher une caméra. Je sais faire des images qui volent dans les airs ; je suis Superman, mec. Mais oui, je sais piloter un bateau. On y va.
— Et lui ? Tu crois qu’il va rester là, bras croisés, pendant qu’on lui pique sa barque ? Qu’il nous fera au revoir, sur la rive ? » Kelso tourna la tête vers le chemin qu’ils avaient pris pour venir. « Tu te rends compte qu’il est probablement en train de nous observer ?
— D’accord. Alors tu vas l’occuper pendant que je prépare tout.
— Ah, merci bien, s’exclama Kelso. Vraiment, je te remercie, c’est trop sympa.
— Au moins, moi, j’essaie d’avoir des idées. Qu’est-ce que tu proposes ? »
Kelso dut reconnaître qu’il marquait un point.
Il hésita, puis braqua ses jumelles sur le bateau.
C’était donc ainsi que le Russe survivait, par ce moyen qu’il faisait d’occasionnelles incursions dans la civilisation. C’est avec ce bateau qu’il allait se procurer du pétrole pour sa lampe, du tabac pour sa pipe, des munitions pour ses armes, des piles pour sa radio. Avec quoi les achetait-il ? Faisait-il du troc avec les bêtes qu’il tirait ou prenait au piège ? Ou bien le campement monté dans les années cinquante recélait-il un trésor — l’or du NKVD — sur lequel ils avaient tous vécu depuis lors ?
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