« Allez, professeur, ne m’en veuillez pas trop. Et n’en veuillez pas trop à Adelman non plus. Ça fait un reportage. Ça fait même un reportage d’enfer. Et ça ne cesse de s’améliorer. Non seulement vous trouvez ce pauvre mec pendu dans la cage d’ascenseur avec sa bite dans la bouche, mais vous dites aussi à la milice que le type qui a fait ça n’est autre que Vladimir Mamantov. Et en plus de ça… toute l’enquête est maintenant verrouillée sur ordre du Kremlin. Ou c’est du moins ce que j’ai entendu. Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Rien. » Kelso ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant à l’espion blondinet. (« On ne voudrait surtout pas que la presse moscovite vienne mettre son nez partout… » ) « Eh bien, je peux au moins dire à votre crédit, monsieur O’Brian, que vous êtes bien informé. »
O’Brian écarta le compliment d’un geste. « Il n’y a pas un secret dans cette ville qu’on ne puisse acheter avec une bouteille de scotch et cinquante dollars. Et puis je peux vous dire qu’ils sont furieux là-bas, vous savez ? Du coup, côté fuites, c’est pire qu’un réacteur nucléaire. Ils n’aiment pas du tout qu’on leur dise ce qu’il faut faire. »
Le conducteur du car fit résonner son avertisseur. Saunders était monté à présent. Moldenhauer avait sorti son mouchoir pour l’agiter en signe d’adieu. Kelso distinguait le visage des autres historiens à travers les vitres, comme des poissons blêmes dans un aquarium.
« Il faut vraiment que vous me rendiez ma valise maintenant, annonça-t-il. Je dois y aller.
— Vous ne pouvez pas partir comme ça, professeur. » Mais la défaite s’entendait déjà dans sa voix, et il laissa Kelso reprendre son bien. « Allez, Fluke, juste une petite interview ? Un commentaire rapide ? » Il suivait Kelso pas à pas, pareil à un mendiant importun.
« Il me faut une interview pour créditer mon reportage.
— Ce serait irresponsable.
— Irresponsable ? Des conneries ! Vous ne voulez pas parler parce que vous voulez tout garder pour vous. Eh bien vous êtes dingue. On n’arrivera pas à étouffer l’affaire. Ça va exploser d’un moment à l’autre… et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.
— Mais vous, vous voulez que ce soit aujourd’hui, naturellement, pour être le premier ?
— C’est mon boulot. Allez, professeur. Arrêtez de prendre vos grands airs. On n’est pas si différents… »
Kelso se trouvait devant la porte du car. Elle s’ouvrit avec un petit soupir pneumatique. Une acclamation ironique et peu suivie retentit dans le car.
« Au revoir, monsieur O’Brian. »
Mais O’Brian ne voulait toujours pas renoncer. Il grimpa sur la première marche. « Regardez donc ce qui se passe ici. » Il fourra ses journaux roulés dans la poche de l’imperméable de Kelso. « Jetez un coup d’œil. C’est la Russie de maintenant. Il n’y a rien qui tienne jusqu’à demain, ici. Cet endroit ne sera peut-être carrément plus là demain. Vous êtes… oh et puis merde… »
Il dut sauter pour éviter la porte qui se refermait, et assena un dernier coup désespéré sur la tôle.
« Docteur Kelso, fit Olga d’un ton glacial.
— Olga », rétorqua Kelso.
Il remonta l’allée centrale. Lorsqu’il arriva à la hauteur d’Adelman, il s’arrêta, et Adelman, qui avait dû le voir discuter avec le journaliste, détourna le regard. Derrière la vitre malpropre, O’Brian retournait vers l’hôtel, les mains dans les poches. Le mouchoir blanc de Moldenhauer s’agitait en guise d’au revoir.
Le car démarra avec un sursaut. Kelso se retourna et, moitié marchant, moitié trébuchant, gagna sa place habituelle. Seul à l’arrière.
Pendant cinq minutes, il se contenta de regarder par la fenêtre. Il savait qu’il fallait qu’il écrive tout cela, qu’il prépare un nouveau dossier pendant que tout était encore clair dans son esprit. Mais il ne le pouvait pas, pas encore. Pour le moment, tous les circuits de sa pensée semblaient conduire à cette même image de silhouette pendue dans la cage d’ascenseur.
Pareille à un quartier de bœuf dans une boucherie…
Il tâta ses poches pour trouver ses cigarettes et en sortit les journaux de O’Brian. Il les jeta sur le siège voisin et essaya de ne pas y faire attention. Mais il se surprit bientôt à déchiffrer les manchettes à l’envers alors, à contrecœur, il les reprit.
Ce n’était rien de plus que deux gratuits en langue anglaise, distribués dans tous les halls d’hôtel.
Le Moscow Times.
En Russie : le Président était à nouveau malade, ou à nouveau ivre, ou les deux. On accusait un cannibale en série de la région de Kemerovo d’avoir assassiné puis mangé pas moins de quatre-vingts personnes. D’après Interfax, soixante mille enfants dormaient chaque nuit dans les rues de Moscou. Gorbatchev tournait un autre spot publicitaire pour Pizza Hut. Une bombe avait été posée dans la station de métro Nagomaïa par un groupuscule opposé au projet de déplacement des restes momifiés de Lénine de leur vitrine publique sur la place Rouge.
A l’étranger : le FMI menaçait de retenir 700 millions de dollars sur ses aides, à moins que Moscou ne réduise son déficit budgétaire.
Finances : les taux d’intérêt avait triplé, et les cotations en bourse s’étaient effondrées de moitié.
Religion : une religieuse de dix-neuf ans prédisait à ses dix mille adeptes la fin du monde pour Halloween. Une statue de la Vierge faisait accourir toute la région de la Terre Noire en versant de vraies larmes de sang. Un saint homme de Tarko-Sélé s’était mis à parler en langues étrangères. Il y avait des fakirs, des pentecôtistes, des guérisseurs, des chamans, des faiseurs de miracles, des anachorètes et des marabouts, des adeptes skoptsi [2] « Châtrés » : membres d’une secte préconisant la castration pour éviter le péché de chair.
qui se prenaient pour l’incarnation du Seigneur… on se serait cru à l’époque de Raspoutine. Le pays tout entier semblait la proie d’augures apocalyptiques et de faux prophètes.
Il prit l’autre journal, The Exile , destiné cette fois aux jeunes Occidentaux qui, comme O’Brian, travaillaient à Moscou. Ici, pas de religion, mais beaucoup de crimes :
Au village de Kamenka, dans l’Oblast de Smolensk où la ferme collective locale est en pleine faillite et les employés de l’État n’ont pas été payés depuis le début de l’année, la grande activité de l’été dernier a été pour les gosses de trainer au bord de l’autoroute Moscou-Minsk en respirant de l’essence achetée à un rouble le demi-litre. Au mois d’août, deux des plus gros sniffeurs d’essence, Pavel Mikheïenkov, onze ans, et Anton Maliarenko, treize ans, sont passés de leur occupation favorite — torturer les chats — à une nouvelle activité : attacher un gosse de cinq ans, Sacha Petrotchenko, à un arbre et le brûler vif.
Maliarenko a été déporté dans son Tachkent d’origine, mais Mikheïenkov a dû rester à Kamenka, impuni : l’envoyer en maison de correction coûterait 15 000 roubles, et la municipalité ne dispose pas de cet argent. La mère de la victime, Svetlana Petrotchenkova, s’est entendu répondre qu’elle pouvait faire déporter le meurtrier de son fils si elle trouvait l’argent elle-même, mais que sinon elle devrait continuer à vivre avec lui, dans le même village. D’après la police, Mikheïenkov buvait régulièrement de la vodka avec ses parents depuis l’âge de quatre ans.
Kelso tourna rapidement la page et trouva un guide des sorties moscovites. Bars gays : la Gouine, les Trois Singes, Homo-land ; boîtes de strip-tease : le nevada, le Raspoutine, le Peep-Show Intime ; night-clubs : le Buchenwald (où le personnel portait l’uniforme nazi), le Boulgakov, l’Utopia. Il chercha le Robotnik : « Aucun autre lieu ne pourrait mieux illustrer les excès de la nouvelle Russie que le Robotnik. Cadre destroy, techno assourdissante, minettes ultra jeunes avec macs au front bas, sécurité d’enfer, caïds aux yeux noirs qui sirotent de l’Evian. Pour tirer un coup et voir quelqu’un se faire buter . »
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