A l’entrée de la ville, la route était bloquée. Ils durent rouler au pas. Il y avait eu un accident un peu plus loin. Une toute petite Skoda était rentrée dans l’arrière d’une grosse vieille Jigouli. Du verre brisé et des fragments métalliques jonchaient les deux voies. La milice était sur place. On aurait dit que l’un des conducteurs avait boxé l’autre : il avait des taches de sang sur le devant de la chemise. Kelso détourna la tête en passant devant les policiers. Puis le trafic s’éclaircit et ils purent reprendre de la vitesse.
Il essaya de mettre tout cela en ordre, de reconstituer les deux derniers jours de Papou Rapava sur terre.
Mardi, 27 octobre : il va voir sa fille pour la première fois depuis dix ans parce que, dit-il, il veut lui parler. Elle le fiche dehors en lui donnant des cigarettes et une pochette d’allumettes à l’enseigne du Robotnik. Dans l’après-midi, il surgit justement à l’Institut du marxisme-léninisme et écoute Fluke Kelso donner une conférence sur Joseph Staline. Puis il suit Kelso jusqu’à l’Oukraïna et passe avec lui la nuit à boire. Et à parler. Ça, pour parler, il avait parlé. Peut-être m’a-t-il dit ce qu’il aurait dit à sa fille si elle avait voulu l’écouter.
Puis c’est l’aube et il quitte l’Oukraïna. Nous sommes maintenant le 28 octobre. Que fait-il donc après avoir disparu dans le petit matin ? Se rend-il dans la maison déserte de la rue Vspolnii pour déterrer le secret de sa vie ? Sans doute. Puis il le dissimule, et il laisse un message à sa fille pour lui indiquer où le trouver (« Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? » ). Alors, plus tard dans l’après-midi, ses assassins viennent le trouver. Soit il leur a tout dit, soit il s’est tu, et si c’est le cas, il n’a pu le faire que par amour, non ? Pour s’assurer que la seule chose qu’il possédait qui puisse valoir quelque chose ne tombe pas entre leurs mains mais revienne à sa fille.
Seigneur, pensa Kelso, quelle fin. Quelle manière de terminer sa vie… et comme c’était en accord avec tout ce qu’il avait vécu.
« Il devait tenir à vous », remarqua Kelso. Il se demanda si elle savait comment son père était mort. Sinon, ce n’était pas lui qui allait le lui révéler. « Il devait tenir à vous, puisqu’il est venu vous trouver.
— Je ne crois pas. Il me battait. Et il battait ma mère aussi. Et mon frère. (Elle ne quittait pas la circulation des yeux.) Il me frappait quand j’étais petite. Qu’est-ce qu’un enfant y peut ? (Elle secoua la tête.) Non, je ne crois pas. »
Il essaya de s’imaginer cette famille de quatre personnes vivant dans le deux pièces. Où les parents devaient-ils dormir ? Sur un matelas, dans le salon ? Et Rapava, après quinze ans passés dans la Kolyma, violent, caractériel, renfermé. Mieux valait ne pas y penser.
« Quand votre mère est-elle morte ?
— Eh, monsieur, ça vous arrive de ne pas poser de question ? »
Ils quittèrent l’autoroute et prirent une bretelle. La moitié de la double voie n’avait jamais été terminée et s’interrompait abruptement, comme une chute d’eau, en un jaillissement de tiges métalliques débouchant, dix mètres plus bas, sur un terrain vague.
« J’avais dix-huit ans, si ça change quelque chose. »
La laideur qui les entourait frisait l’héroïsme. Elle pouvait se le permettre en Russie, elle pouvait se permettre de s’étaler, de prendre tout son temps. La moindre petite route était aussi vaste qu’une autoroute, et les nids-de-poule inondés semblaient de vraies mares. Le moindre grand ensemble de béton, la moindre usine vomissant sa fumée avaient tout un paysage désert à polluer. Kelso se rappela la nuit précédente, la course interminable du bloc 9 au bloc 8 pour donner l’alarme : cela avait duré, duré, comme quand on court dans un cauchemar.
En plein jour, l’immeuble de Rapava paraissait encore plus à l’abandon que la nuit. Des traces noires maculaient le mur au-dessus des fenêtres du deuxième étage, là où un appartement avait flambé. Une petite foule s’était rassemblée devant, et Zinaïda ralentit pour qu’ils puissent jeter un coup d’œil.
O’Brian avait raison. La nouvelle s’était ébruitée. Cela au moins était manifeste. Un milicien solitaire bloquait l’entrée, tenant à distance une douzaine de journalistes et de cameramen, qui eux-mêmes faisaient l’objet de la curiosité d’un demi-cercle assez lâche de voisins apathiques. Des gosses jouaient au ballon sur le terrain vague. D’autres traînaient autour des voitures occidentales, clinquantes, qui avaient amené les journalistes.
« Qu’est-ce qu’il était pour eux ? fît soudain Zinaïda. Qu’est-ce qu’il représentait pour vous tous ? Vous êtes tous des vautours. »
Elle eut une grimace de dégoût, et, pour la troisième fois, Kelso remarqua qu’elle contrôlait son rétroviseur.
« Est-ce qu’on est suivis ? » Il se retourna brusquement.
« Peut-être. Une voiture, depuis l’aéroport. Mais c’est fini.
— Quel genre de voiture ? » Il s’efforçait de paraître calme.
« Une BMW, septième série.
— Vous vous y connaissez en voitures ?
— D’autres questions ? (Elle le gratifia d’un autre regard.) Les voitures étaient la passion de mon père. Les voitures et le camarade Staline. Il a tout de même été chauffeur d’une grosse légume, dans le temps, non ? Vous allez voir. »
Elle appuya le pied au plancher.
Elle ne sait rien, pensa Kelso. Elle n’a aucune idée des risques. Il commença à prendre tout un tas de bonnes résolutions : on jette un rapide coup d’œil pour voir si cette boîte à outils est bien là (elle n’y sera pas), et puis on demande à Zinaïda de retourner à l’aéroport pour voir s’il est possible d’attraper le prochain vol…
A deux minutes de chez Rapava, ils quittèrent la route principale pour prendre un chemin boueux qui traversait un bosquet de bouleaux miteux et débouchait sur un champ divisé en lopins de terre. Un porc fouillait la boue dans un enclos de vieilles portières de voitures attachées ensemble par du fil de fer. Il y avait quelques poulets faméliques, quelques légumes grillés par le gel. Des enfants avaient fait un bonhomme de neige avec ce qu’il était tombé la veille. Il avait à moitié fondu sous la pluie fine qui mouillait à présent le paysage, et paraissait grotesque dans la boue, comme un gros tas de graisse blanche.
Face à cette scène campagnarde se dressait une rangée de garages fermés. Les vestiges d’une demi-douzaine de petites voitures — squelettes rouillés, dépouillés de leurs vitres, moteur, pneus et habillage intérieur — étaient perchés sur le toit plat.
Zinaïda coupa le moteur et ils sortirent dans la boue. Un vieux les regardait, appuyé sur sa pelle. Zinaïda se planta devant lui, les mains sur les hanches. Il finit par cracher par terre et se remit à creuser.
Elle avait une clé. Kelso examina le chemin désert, derrière eux. Il avait les mains engourdies et les fourra dans les poches de son imperméable. C’était elle la plus calme des deux. Elle portait des bottes de cuir qui lui arrivaient au genou et avança précautionneusement, entre les flaques, pour ne pas les salir. Kelso jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Tout cela ne lui plaisait pas : les arbres trop proches, les carcasses de voitures, cette femme étonnante avec son kaléidoscope de rôles différents, standardiste au GOUM, future juriste, prostituée à mi-temps, et maintenant, fille sans cœur.
« Où avez-vous eu la clé ? demanda-t-il soudain.
— Elle était avec la lettre.
— Je ne comprends pas pourquoi vous n’êtes pas venue ici tout de suite. Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
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