— Dans le temps », fit-elle amèrement.
Un silence, assez long pour que l’essuie-glace fasse un aller-retour, puis un autre aller-retour.
« Comment avez-vous fait pour me retrouver ?
— Toujours, toute ma vie, ça a été dans le temps. »
Un autre Tupolev passa très bas au-dessus d’eux.
« Ecoutez, dit-il. Il faut que je parte dans un instant.
J’ai un avion à prendre pour New York. Dès que je serai là-bas, je vais tout mettre par écrit… Vous m’écoutez ? Je vous en enverrai un exemplaire. Dites-moi où vous l’expédier. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous aiderai. »
Il lui était difficile de bouger avec sa valise sur les genoux. Il déboutonna son imperméable et trouva avec peine un stylo dans sa poche intérieure. Elle ne l’écoutait pas. Elle gardait les yeux rivés droit devant elle et semblait presque parler toute seule.
« Ça faisait des années que je ne l’avais pas vu. Pourquoi aurais-je voulu le voir ? Je ne m’étais pas approchée de cette poubelle depuis huit ans quand vous m’avez demandé de vous y conduire. » Elle se tourna vers lui pour la première fois. Elle avait ôté son maquillage et paraissait plus jeune, plus jolie. La fermeture à glissière de son blouson de cuir brun, patiné, était remontée jusqu’au menton. « Après vous avoir laissé, je suis rentrée chez moi. Et puis je suis revenue. Il fallait que je sache ce qui se passait. Je n’ai jamais vu autant de flics de toute ma vie. Vous aviez déjà été emmené. Je n’ai pas dit qui j’étais. Pas aux flics. Il fallait que je réfléchisse d’abord. Je… » Elle s’interrompit. Elle paraissait ahurie, perdue.
« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il. Où puis-je vous joindre ?
— Et puis, ce matin, je suis allée à l’Oukraïna. Je vous ai appelé. Je suis montée à votre chambre. Quand on m’a dit que vous étiez parti, je suis venue vous attendre ici.
— Vous ne voulez pas juste me dire votre nom ? (Il consulta sa montre, impuissant.) C’est qu’il faut vraiment que je prenne cet avion, vous comprenez.
— Je ne vous demande rien, fit-elle avec violence. Je ne demande jamais rien à personne.
— Ecoutez, ne vous en faites pas. Je veux vous aider. Je me sens responsable.
— Eh bien, aidez-moi. Il a dit que vous m’aideriez.
— Il ?
— Le fait est, monsieur, qu’il m’a laissé quelque chose. » Son blouson de cuir crissa lorsqu’elle baissa la fermeture à glissière. Elle plongea la main à l’intérieur et en sortit un bout de papier. « Quelque chose qui vaut beaucoup d’argent ? Dans une boîte à outils ? Il m’a dit que vous pourriez m’expliquer de quoi il s’agit. »
Ils quittèrent le périmètre de l’aéroport en prenant l’autoroute de Saint-Pétersbourg, puis virèrent au sud, vers Moscou. Un gros poids lourd aux roues aussi hautes que leur toit les dépassa, provoquant un appel d’air qui les fit osciller, et les aspergea d’un jet noirâtre.
Kelso s’était promis de ne pas regarder en arrière, mais il ne put, bien sûr, résister et se retourna pour voir l’aéroport, pareil à un grand paquebot gris, sombrer derrière un rideau de bouleaux ne laissant plus apparaître que quelques lumières voilées, puis plus rien du tout.
Il cilla et faillit demander à sa compagne de le ramener. Il la regarda à la dérobée. Elle avait un air intrépide, dans son blouson d’aviateur éraflé : une pionnière de l’aviation aux commandes de son coucou tout cabossé.
« Qui est Sergo ? demanda-t-il.
— Mon frère. (Elle regarda dans le rétroviseur.) Il est mort. »
Il retourna le message entre ses mains et le relut. Papier grossier, pattes de mouche au crayon. Ecrit à la va-vite. Glissé sous la porte de son appartement, ou c’est du moins ce qu’elle disait : elle l’avait trouvé en rentrant, après avoir lâché Kelso devant l’immeuble de son père.
Salut, ma petite fille !
Tu as raison, je n’ai vraiment pas été un bon père.
Tout ce que tu as dit est vrai. Alors ne t’imagine pas que je ne le sais pas ! Mais là, j’ai une chance de me racheter un peu. Tu ne m’as pas laissé t’en parler hier, alors écoute-moi bien maintenant. Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? Eh bien ça existe toujours ! Et il y a là-bas une boîte à outils avec un cadeau pour toi qui vaut beaucoup d’argent.
Tu écoutes, Zinaïda ?
Il ne va rien m’ arriver, mais si jamais il m’arrivait quelque chose quand même, prends la boîte et mets-la en sûreté. Mais ça peut être dangereux, alors fais bien attention. Tu comprendras.
Détruis ce message.
Je t’embrasse, ma petite chérie.
Papa.
Il y a un Anglais qui s’appelle Kelso. Tu le trouveras par l’Oukraïna. Il sait de quoi il s’agit. Souviens-toi de ton papa !
Je t’embrasse encore, Zinaïda.
Souviens-toi de Sergo !!
« Alors il est venu vous voir… quand ça ? Avant-hier ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête, sans le regarder, se concentrant sur la route. « C’était la première fois que je le revoyais depuis près de dix ans.
— Vous ne vous entendiez pas, c’est ça ?
— Oh, vous êtes futé, vous. » Elle eut un rire bref, sarcastique, simple expulsion d’air. « Non, on ne s’entendait pas. »
Il ne releva pas l’agression. Elle en avait le droit. « Il était comment, la dernière fois que vous l’avez vu ?
— Comment ça ?
— Son comportement.
— Un connard. Comme d’habitude. » Elle plissa les yeux face à la circulation qui arrivait en sens inverse.
« Il avait dû m’attendre toute la nuit devant chez moi. Je suis rentrée vers six heures. J’étais au club, vous savez, je travaillais. Dès qu’il m’a vue, il s’est mis à gueuler. Il a vu mes fringues. Il m’a traitée de pute. » Elle secoua la tête à ce souvenir.
« Et puis, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il m’a suivie. Chez moi. Je lui ai dit : « Tu me cognes et je t’arrache les yeux. Je ne suis plus ta petite fille maintenant. » Ça l’a calmé aussi sec.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Parler, il a dit. Ça m’a fait un choc après tout ce temps. Je ne pensais pas qu’il savait où j’habitais. Je ne savais même pas s’il était toujours en vie. Je croyais que j’avais tiré un trait définitif sur lui. Oh, mais lui, il m’a dit qu’il savait depuis longtemps où j’étais. Il m’a dit qu’il venait me regarder de temps en temps. Il m’a dit aussi : “On ne se débarrasse pas de son passé aussi facilement”. Pourquoi est-ce qu’il venait me voir ? » Elle regarda Kelso pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté l’aéroport. « Vous pouvez me le dire ?
— De quoi voulait-il vous parler ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien voulu écouter. Je ne voulais pas de lui chez moi, ni qu’il regarde toutes mes affaires. Je ne voulais pas écouter ses histoires. Il a commencé à me parler du temps qu’il a passé dans les camps. Je lui ai donné des cigarettes pour me débarrasser de lui et je lui ai dit de partir. J’étais fatiguée et il fallait que je parte travailler.
— Travailler ?
— Je bosse au GOUM dans la journée. Et j’étudie le droit à la fac le soir. Et il y a des nuits où je baise. Pourquoi ? Ça pose un problème ?
— Vous menez une vie bien remplie.
— Il faut bien. »
Il essaya de se la représenter derrière un comptoir du GOUM. « Qu’est-ce que vous vendez ?
— Quoi ?
— Au magasin. Qu’est-ce que vous vendez ?
— Rien. (Elle regarda à nouveau dans le rétroviseur.) Je suis standardiste. »
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