La chambre d’hôtel de Kelso était plongée dans le noir, rideaux tirés. Il ouvrit les pans de nylon bon marché. Une drôle d’odeur flottait dans l’air… du talc ? de l’après-rasage ? Quelqu’un était venu. Blondinet, peut-être ? Eau Sauvage ? Il décrocha le téléphone ; la ligne bourdonnait. Il se sentait le souffle court et avait la chair de poule. Un whisky aurait été le bienvenu, mais le minibar n’avait pas été réapprovisionné après sa nuit avec Rapava ; il n’y restait plus que du soda et du jus d’orange. Il aurait bien pris un bain, mais la bonde avait disparu.
Il devinait à présent qui pouvait être le blondinet. Il connaissait le genre, lisse et vêtu avec recherche, occidentalisé, déraciné, trop fin pour la police secrète. Il y avait plus de vingt ans que Kelso voyait des types comme lui dans des réceptions d’ambassades, qu’il esquivait leurs invitations discrètes à déjeuner ou à prendre un verre et écoutait leurs plaisanteries d’une indiscrétion étudiée sur la vie à Moscou. Autrefois, on les appelait la Première Direction générale du KGB, et maintenant ils se faisaient appeler le SVR. Le nom avait changé, mais la fonction restait la même. Blondinet était un espion. Et il travaillait sur Mamantov. On avait lâché des espions sur Mamantov, ce qui ne dénotait pas un vote de confiance au FSB.
En pensant à Mamantov, il s’avança vivement vers la porte, tourna le gros verrou et mit la chaîne de sûreté. Il jeta par le judas optique un œil écarquillé sur le couloir désert.
« Mais c’est vous qui l’avez tué. C’est vous le tueur. »
Le choc le fit trembler rétrospectivement. Il se sentait sale, comme souillé. Le souvenir de la nuit lui irritait la peau.
Il pénétra dans la petite salle de bains carrelée de vert, se déshabilla et se doucha à l’eau la plus chaude qu’il pût supporter avant de se savonner des pieds à la tête. La crasse moscovite teinta la mousse de gris. Il se mit debout sous le jet fumant et laissa l’eau brûlante lui fouetter les épaules et la poitrine pendant une dizaine de minutes. Puis il sortit de la baignoire, laissant l’eau s’égoutter sur le lino bosselé. Il alluma une cigarette et fuma tout en se rasant, faisant passer le petit cylindre d’un côté puis de l’autre de sa bouche tandis que le rasoir s’activait autour, l’eau formant une flaque à ses pieds. Alors seulement il s’essuya, se mit au lit et remonta les couvertures jusqu’au menton. Mais il ne put dormir.
Un peu après neuf heures, le téléphone se mit à sonner. La sonnerie était perçante et elle retentit longtemps, s’arrêta puis reprit à nouveau. Cette fois, cependant, on raccrocha vite.
Quelques minutes plus tard, on frappait doucement à la porte de sa chambre.
Kelso se sentait vulnérable à présent, nu. Il attendit dix minutes puis repoussa les draps, s’habilla, fit ses bagages (cela ne prit pas longtemps) et s’assit sur l’un des fauteuils en mousse qui faisaient face à la porte. Il remarqua que la housse de l’autre fauteuil était froissée et que le siège portait encore l’empreinte du corps du malheureux Papou Rapava.
A dix heures et quart, sa valise à la main et son imperméable sur le bras, Kelso défit la chaîne et le verrou de sa porte, jeta un coup d’œil dans le couloir et descendit par l’ascenseur express dans le brouhaha du rez-de-chaussée.
Il rendit sa clé à la réception et s’apprêtait à se diriger vers l’entrée quand un homme cria : « Professeur ! »
C’était O’Brian, qui arrivait d’un pas rapide du présentoir à journaux. Il portait toujours ses vêtements de la veille — un jean un peu moins bien repassé, un teeshirt plus très blanc — et tenait deux journaux coincés sous le bras. Il ne s’était pas rasé. Il paraissait plus grand encore à la lumière du jour. « Bonjour, professeur. Alors, quoi de neuf ? »
Kelso émit un grognement du fond de la gorge, mais parvint à afficher un sourire. « On dirait bien que je pars. » Il montra sa valise, sa sacoche et son imperméable.
« Oh, vous m’en voyez désolé. Laissez-moi vous aider.
— Ça va très bien. » Il commença à contourner O’Brian. « Je vous assure.
— Allez, donnez. » La main du journaliste jaillit et s’empara de la poignée, poussant les doigts de Kelso. En une seconde, il avait pris la valise, qu’il transféra aussitôt de l’autre côté, hors d’atteinte de son propriétaire. « Je la porte où, monsieur ? Dehors ?
— À quoi vous jouez, bordel ? » Kelso devait presser le pas pour le suivre. Les gens assis à la réception se mirent à les regarder. « Rendez-moi ma valise…
— Alors, ça a été une sacrée nuit, pas vrai ? Cet endroit ? Ces filles ? » O’Brian secoua la tête et sourit en marchant. « Et puis après vous trouvez le corps et tout ça… ça a dû vous faire un sacré choc. Attention, professeur, on y va. »
Il fonça vers la porte à tambour, et Kelso, après une seconde d’hésitation, le suivit. Lorsqu’il sortit de l’autre côté, O’Brian ne riait plus.
« C’est bon, fit le journaliste, pas la peine de faire des manières. Je sais tout.
— Je vais reprendre ma valise maintenant, merci.
— J’ai décidé de traîner devant le Robotnik hier soir. J’ai renoncé aux plaisirs de la chair.
— Ma valise…
— Disons que j’ai eu une intuition. Je vous ai vu sortir avec la fille. Je vous ai vu l’embrasser. Je l’ai vue vous frapper… quel était le problème, d’ailleurs ? Je vous ai vu monter dans sa voiture. Je vous ai vu entrer dans l’immeuble. Je vous ai vu en ressortir dix minutes plus tard comme si vous aviez les hordes de l’enfer à vos trousses. Et puis j’ai vu arriver les flics. Oh, professeur, vous êtes un sacré personnage. On n’est pas au bout de ses surprises avec vous.
— Et vous, vous êtes une ordure. » Kelso enfila son imperméable en s’efforçant d’avoir l’air dégagé. « Au fait, qu’est-ce que vous faisiez au Robotnik, hier soir ? Ne dites rien : c’était une coïncidence.
— Je fréquente le Robotnik, bien sûr, fit O’Brian. C’est comme ça que j’aime sortir : entre professionnels. Pourquoi avoir une fille gratuitement quand on peut se la faire en payant, voilà ma philosophie.
— Bon Dieu, fit Kelso en tendant la main. Vous allez me rendre ma valise.
— D’accord, d’accord. » O’Brian regarda par-dessus son épaule. Le car était garé à sa place habituelle, attendant de conduire les historiens à l’aéroport. Moldenhauer prenait une photo de Saunders devant l’hôtel. Olga les observait avec affection. « Si vous voulez savoir la vérité, c’est Adelman. »
Kelso retourna lentement la tête. « Adelman ?
— Oui, hier, au symposium, pendant la pause du matin, j’ai demandé à Adelman où vous étiez, et il m’a dit que vous couriez après des papiers ayant appartenu à Staline.
— Adelman vous a dit ça ?
— Oh, allez, ne me dites pas que vous aviez confiance en Adelman ? (O’Brian grimaça un sourire.) Au moindre scoop à l’horizon, vous autres, les historiens, vous feriez passer les paparazzi pour des enfants de chœur. Adelman m’a proposé un marché. Cinquante-cinquante. Il m’a conseillé d’essayer de retrouver les papiers en question, pour voir s’il y avait quelque chose derrière, et si oui, il est prêt à les authentifier. Il m’a répété tout ce que vous lui aviez raconté.
— Y compris le Robotnik ?
— Y compris le Robotnik.
— Le salaud. »
Maintenant, c’était au tour d’Olga de prendre Moldenhauer et Saunders en photo. Ils se tenaient timidement côte à côte, et, pour la première fois, Kelso remarqua qu’ils étaient homosexuels. Pourquoi ne s’en était-il pas aperçu avant ? Décidément, ce voyage offrait bien des surprises…
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