Le temps. Ça aussi, c’est une notion bien particulière, mon gars. La mesure du temps. C’est, de toute évidence, plus facile avec une montre. Sans montre, on peut toujours s’aider avec l’alternance du jour et de la nuit. Mais, privé de fenêtre pour voir cette alternance, on n’a plus qu’à s’appuyer sur un mécanisme mental interne. Mais quand on a reçu un choc, ce mécanisme peut être sérieusement perturbé, et le temps devient en quelque sorte comme le sol est pour l’ivrogne, variable.
Puis, Kelso, à un moment indéterminé, poussa son corps de la porte jusqu’au lit et y resta en posant son manteau sur lui. Il avait les dents qui claquaient.
Ses pensées se bousculaient au hasard, déconnectées. Il pensa à Mamantov, revoyant encore et encore leur rencontre, essayant de se rappeler s’il avait livré une information susceptible de l’avoir conduit à Rapava. Puis il pensa à la fille de Rapava, et se dit qu’il avait manqué à sa promesse dans sa déposition. Elle l’avait abandonné. Maintenant, c’était lui qui la dénonçait comme prostituée. Ainsi va le monde. Sans doute la milice devait-elle avoir son adresse fichée quelque part. Son nom aussi. Elle serait prévenue de ce qui était arrivé à son père, et cela la laisserait… comment ? les yeux secs, il en était presque certain ; mais animée par l’esprit de vengeance.
Il essayait en rêve de l’embrasser à nouveau, mais elle s’esquivait toujours. Elle dansait de manière saccadée sur la neige, devant l’immeuble, pendant que O’Brian paradait en feignant d’être Hitler. M me Mamantova fulminait d’être folle. Et, derrière une porte, quelque part, Papou Rapava continuait de cogner pour qu’on le fasse sortir. Par ici, mon gars ! Un coup sourd. Un coup sourd. Un coup sourd .
Il se réveilla sous le regard bleu de quelqu’un qui l’examinait par le judas. Puis l’œil de métal se referma et la serrure grinça.
Derrière le gardien pustuleux se tenait un deuxième homme, blond, bien habillé, et la première pensée de Kelso fût positive : l’ambassade, ils sont venus me chercher. Mais alors, le blond annonça, en russe : « Docteur Kelso, remettez vos bottines, s’il vous plaît. » Puis le gardien vida le contenu de l’enveloppe sur le lit.
Kelso se pencha pour remettre ses lacets. L’inconnu, remarqua-t-il, portait de coûteux souliers occidentaux. Il se redressa et remit sa montre, s’apercevant qu’il n’était que six heures vingt. À peine deux heures en cellule, mais cela lui suffisait pour le restant de ses jours. Il se sentit plus humain une fois chaussé. Un homme peut affronter le monde s’il a quelque chose aux pieds. Ils descendirent le couloir, déclenchant les mêmes cris et coups désespérés.
Il supposa qu’on allait poursuivre l’interrogatoire là-haut, mais au lieu de cela on le conduisit dans une cour intérieure où deux hommes attendaient à l’avant d’une voiture. Blondinet ouvrit la portière arrière droite. « S’il vous plaît », dit-il avec une froide politesse, puis il fit le tour de l’auto et monta par l’autre côté. Il régnait une atmosphère chaude et fétide à l’intérieur, comme après un long trajet, adoucie seulement par l’après-rasage délicat de Blondinet.
Ils démarrèrent, quittant les quartiers généraux de la milice pour déboucher dans la rue tranquille. Personne ne parlait. Le jour commençait à se lever, juste assez en tout cas pour que Kelso puisse reconnaître à peu près la direction qu’ils prenaient. Il avait déjà étiqueté le trio comme étant de la police secrète, ce qui signifiait le FSB, donc la Loubianka. Cependant, il fut surpris de constater qu’ils allaient vers l’est, et non vers l’ouest. Ils descendirent Novy Arbat, passèrent devant les magasins déserts et arrivèrent en vue de l’Oukraïna.
Il pensa donc qu’on le ramenait à l’hôtel. Mais il se trompait encore. Au lieu de franchir le pont, ils tournèrent à droite et suivirent la Moskova. L’aube s’installait vite maintenant, comme une réaction chimique, l’obscurité se dissolvant de l’autre côté du fleuve en un ton gris puis bientôt bleu alcalin sale. Les filets de fumée et de vapeur qui s’échappaient des cheminées d’usines, sur la rive opposée, viraient au rose corrosif.
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes encore puis quittèrent brusquement les quais pour se garer sur une sorte de terrain asséché qui semblait s’avancer dans l’eau. Un couple de grosses mouettes battit des ailes et s’envola, puis s’éloigna en planant avec des cris aigus. Blondinet sortit le premier et, après une brève hésitation, Kelso le suivit. Il lui vint à l’esprit qu’on l’avait amené sur le lieu parfait pour un accident : une simple poussée, une bousculade de reporters, une enquête de fond pour un supplément en couleurs londonien, des soupçons naissants rapidement oubliés. Mais il sut conserver une attitude digne. Que pouvait-il faire d’autre ?
Blondinet lisait la déposition que Kelso avait remise à la milice. Les feuilles claquaient dans le vent en provenance du fleuve. Il y avait chez cet homme quelque chose de familier.
« Votre avion, dit-il sans se retourner, part de Cheremetievo-2 à treize heures trente. Vous serez à bord.
— Qui êtes-vous ?
— Nous allons vous ramener à votre hôtel et vous prendrez le car avec vos collègues jusqu’à l’aéroport.
— Pourquoi faites-vous cela ?
— Vous essayerez peut-être de revenir très prochainement en Fédération de Russie. En fait, je suis certain que vous n’y manquerez pas : vous êtes du genre accrocheur, ça se voit. Mais je dois vous prévenir que toutes vos demandes de visa seront rejetées.
— Mais c’est une honte ! » C’était stupide de sa part, bien sûr, de se mettre en colère, mais il était trop secoué et fatigué pour s’en empêcher. « C’est un véritable scandale ! Tout le monde va penser que c’est moi qui l’ai tué.
— Mais c’est vous qui l’avez tué. (Le Russe se retourna.) C’est vous le tueur.
— C’est une plaisanterie ou quoi ? Si c’était le cas, je n’aurais pas appelé la milice. J’aurais pu fuir. »
Et ne croyez pas que ça ne m’est pas venu à l’esprit …
« C’est là-dedans, et c’est vous qui l’avez écrit » Blondinet tapa sur la liasse de feuillets. « Vous êtes allé voir Mamantov hier après-midi et vous lui avez dit qu’un “témoin d’autrefois” était venu vous voir à propos des papiers de Staline. Cela équivalait à une sentence de mort. »
Kelso bredouilla : « Je n’ai pas donné de nom. Je me suis repassé cette conversation au moins cent fois dans la tête, au moins cent fois.
— Mamantov n’avait pas besoin de nom. Le nom, il l’avait déjà.
— Vous ne pouvez être sûr…
— Papou Rapava, fit le Russe avec une patience exagérée, a fait l’objet d’une nouvelle enquête du KGB en 1983. Cette enquête avait été demandée par le chef adjoint de la Cinquième Direction, à savoir Vladimir Pavlovitch Mamantov. Vous comprenez ? »
Kelso ferma les yeux.
« Mamantov savait exactement de qui vous parliez. Il n’y a pas d’autre « Témoin d’autrefois ». Tous les autres sont morts. Donc, un quart d’heure après votre départ, Mamantov a quitté lui aussi son appartement. Il connaissait même l’adresse du vieux : c’était dans son dossier. Il disposait de sept, peut-être huit heures pour interroger Rapava. Avec le concours de ses amis. Et croyez-moi, un professionnel comme Mamantov peut faire beaucoup de dégâts sur une personne en huit heures. Vous voulez que je vous donne quelques détails médicaux ? Non ? Alors retournez à New York, docteur Kelso, et jouez à vos petits jeux d’historien dans un autre pays, parce qu’on n’est pas en Angleterre ni aux États-Unis ici, et que le passé n’est pas encore vraiment mort. En Russie, le passé a encore des rasoirs et des menottes. Demandez à Papou Rapava. »
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