Belenki lui fit prendre un grand escalier jusqu’au premier étage et le conduisit dans une pièce aux murs verts écaillés et au plancher luisant et inégal. Il fît signe à Kelso de s’asseoir et posa un bloc de formulaires devant lui.
« Le vieux avait les papiers de Staline », commença Kelso en allumant une cigarette. Il expira précipitamment la fumée. « Il faut que vous le sachiez. Il les avait très certainement cachés dans son appartement. C’est pour ça… »
Mais Belenki n’écoutait pas. « Tout ce qui vous reviendra à l’esprit. » Il posa avec bruit un stylo-bille bleu sur la table.
« Mais vous entendez ce que je vous dis ? Les papiers de Staline…
— C’est bon, c’est bon. » Le Russe n’écoutait toujours pas. « On verra les détails plus tard. Il me faut d’abord une déposition.
— Je mets tout ?
— Bien sûr. Qui vous êtes. Comment vous avez fait la connaissance du vieux. Ce que vous faisiez à son appartement. Toute l’histoire. Ecrivez. Je reviens. »
Lorsqu’il fut parti, Kelso contempla la feuille de papier pendant quelques minutes. Il écrivit machinalement son nom, sa date de naissance et son adresse en lettres cyrilliques bien nettes. Il était dans le brouillard. Il écrivit : « Je suis arrivé », puis il s’interrompit. Le stylo de plastique lui paraissait aussi lourd qu’une barre à mine. « Je suis arrivé à Moscou… » Il n’arrivait même plus à se rappeler la date. Lui qui était habituellement si fort pour les dates ! (25 octobre 1917, le cuirassé Aurora bombarde le palais d’Hiver et la Révolution commence ; 17 janvier 1927, Léon Trotski est exclu du Politburo ; 23 août 1939, signature du pacte Molotov-Ribbentrop…) Il se pencha au-dessus du bureau. « Je suis arrivé à Moscou lundi matin 26 octobre, de New York, à l’invitation du Service des Archives d’État russes, afin de donner une brève conférence sur Iossif Staline … »
Il termina sa déposition en moins d’une heure. Il fit ce qu’on lui avait demandé, sans rien omettre, le symposium, la visite de Rapava, le cahier de Staline, la bibliothèque Lénine, Iepichev et la rencontre avec Mamantov, la maison de la rue Vspolnii, la terre fraîchement retournée, le Robotnik et la fille de Rapava… Il remplit sept pages de ses pattes de mouche, et accéléra encore sur le dernier passage, celui décrivant la scène de l’appartement, la découverte du corps puis sa recherche frénétique d’un téléphone en état de marche dans l’immeuble voisin, lorsqu’il avait fini par réveiller une jeune femme qui portait un bébé sur la hanche. Cela faisait du bien d’écrire, d’imprimer une sorte d’ordre rationnel au chaos qu’il venait de vivre.
Belenki passa la tête par la porte à l’instant où Kelso ajoutait la phrase finale.
« Vous pouvez laisser tomber, maintenant.
— J’ai fini.
— Non ? » Belenki contempla le petit tas de feuilles, puis dévisagea Kelso. Il y eut du bruit dans le couloir, derrière lui. Il fronça les sourcils puis cria pardessus son épaule : « Dis-lui d’attendre. » Il entra dans la pièce et ferma la porte.
Il était arrivé quelque chose à Belenki, c’était évident. Il avait déboutonné sa tunique, desserré sa cravate. Des taches sombres de transpiration auréolaient sa chemise kaki. Sans quitter Kelso des yeux, il tendit sa main massive et Kelso lui remit sa déposition. Il s’assit avec un grognement de l’autre côté du bureau et tira un étui en plastique de la poche de sa veste. Il sortit de l’étui une paire de lunettes étonnamment fines, en demi-lunes, à monture dorée, les déplia d’un mouvement du poignet, les posa sur le bout de son nez et commença à lire.
Son menton proéminent pointait en avant. Il lui arrivait de lever les yeux de sa page pour examiner Kelso un instant avant de reprendre sa lecture. Il cilla. Sa moustache parut s’affaisser encore sur ses lèvres crispées. Il se mit à mâchonner la jointure de son pouce droit.
Lorsqu’il posa enfin le dernier feuillet, il laissa échapper un soupir.
« Et c’est vrai ?
— Oui, tout.
— Putain de bordel de merde. » Belenki retira ses lunettes et se frotta les yeux du revers de la main. « Et maintenant, qu’est-ce que je suis censé faire ?
— Mamantov, répliqua Kelso. Il doit y être pour quelque chose. J’avais fait attention de ne pas donner de détails, mais… »
La porte s’ouvrit, et un petit homme maigre, le Laurel du Belenki-Hardy, annonça d’une voix effrayée : « Sima ! Vite ! Ils sont là ! »
Belenki adressa à Kelso un regard entendu, rassembla les feuillets de la déposition et repoussa sa chaise. « Il va falloir que vous descendiez un moment en cellule. Ne vous inquiétez pas. »
En entendant le mot cellule, Kelso éprouva un spasme de panique. « Je voudrais parler à quelqu’un de l’ambassade. »
Belenki se redressa et resserra son nœud de cravate, reboutonna sa tunique et tira sur les pans de sa veste en un vain effort pour la rajuster.
« Puis-je parler à quelqu’un de l’ambassade ? répéta Kelso. Je voudrais connaître mes droits. »
Belenki raidit les épaules et se dirigea vers la porte. « Trop tard », fit-il.
A l’entrée des cellules qui se trouvaient au sous-sol du quartier général de la Division centrale de la milice de Moscou, Kelso fut rapidement fouillé, et on lui confisqua passeport, portefeuille, montre, stylo-plume, ceinture, cravate et lacets. Il regarda ses biens disparaître dans une enveloppe en carton, signa un formulaire et se vit remettre un reçu. Puis, tenant ses bottines d’une main, son bout de papier de l’autre et son manteau sur le bras, il suivit le garde le long d’un couloir blanchi à la chaux, bordé de chaque côté de portes blindées. Le gardien souffrait visiblement de furonculose — au-dessus du col brun et douteux, son cou ressemblait à une assiette de boulettes rouges — et, en entendant ses pas, les occupants de certaines cellules commencèrent à crier en tapant contre les portes. Il ne fit pas attention.
La huitième cellule sur la gauche. Trois mètres sur quatre. Pas de fenêtre. Un sommier métallique. Pas de couverture. Un seau émaillé dans un coin, avec une planche de bois taché en guise de couvercle.
Kelso fit lentement, en chaussettes, le tour de la pièce puis jeta son imperméable et ses bottines sur le lit. Derrière lui, la porte se referma avec un fracas métallique de sous-marin.
Se soumettre. C’était, il l’avait appris en Russie bien des années auparavant, le secret de la survie. À la frontière, quand on contrôlait vos papiers pour la quinzième fois, à un barrage routier, quand on vous obligeait à vous garer sans raison puis qu’on vous faisait attendre pendant une heure et demie. Au ministère, quand il fallait faire tamponner votre visa mais que personne ne se montrait. Accepter. Attendre. Que le système se fatigue de lui-même. Protester ne servait qu’à faire augmenter votre tension.
Le judas s’ouvrit au centre de la porte, puis resta ouvert un moment et fut enfin refermé d’un coup sec. Il écouta les pas du gardien diminuer.
Il s’assit sur le lit, ferma les yeux et vit aussitôt, sans l’avoir voulu, comme un reste de lumière vive imprimé sur sa rétine, le corps blanc et nu qui tournait au fond de la cage d’ascenseur, les épaules, les talons et les mains entravées rebondissant doucement contre les murs.
Il se précipita vers la porte et la martela avec ses bottines en hurlant quelque temps, histoire, au moins, de se défouler un peu. Puis il se retourna et appuya le dos contre le panneau de métal, face aux limites étroites de sa cellule. Lentement, il se laissa glisser sur les talons, enserrant ses genoux dans ses bras.
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