Une risée balaya la surface de l’eau et souleva des vaguelettes, faisant cogner une bouée toute proche contre ses chaînes rouillées.
« Je pourrais témoigner, proposa Kelso au bout d’un moment. Vous aurez besoin de mon témoignage pour arrêter Mamantov. »
Pour la première fois, le Russe sourit. « Connaissez-vous bien Mamantov ?
— Non, à peine.
— Vous le connaissez à peine. Eh bien, c’est une chance. Certains d’entre nous le connaissent bien. Et je peux vous assurer que le camarade V.P. Mamantov n’aura pas moins de six témoins, et pas un seul au-dessous du grade de colonel, pour jurer qu’il a passé toute la soirée d’hier avec eux, à discuter d’œuvres de charité, à deux cents kilomètres de l’appartement de Papou Rapava. Voilà ce que vaut votre témoignage. »
Il déchira la déposition de Kelso en deux, puis encore en deux, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le faire. Ensuite, il froissa les fragments entre ses mains avant de les lancer dans l’eau. Le vent les emporta. Les mouettes avides tournoyèrent autour puis s’écartèrent en hurlant leur dépit.
« Rien n’est plus comme avant, dit-il. Vous devriez le savoir. L’enquête repart à zéro ce matin. Cette déposition n’a jamais été prise. Vous n’avez jamais été retenu par la milice. L’agent qui vous a interrogé vient d’avoir une promotion et, au moment même où nous parlons, il se trouve dans un avion de transport militaire et file vers Magadan.
— Magadan ? » Magadan se trouvait à l’extrémité orientale de la Sibérie, à plus de six mille kilomètres de Moscou.
« Oh, on le ramènera, fit le Russe sur un ton léger, dès que cette affaire sera réglée. Mais on ne voudrait surtout pas que la presse moscovite vienne mettre son nez partout. Ce serait vraiment gênant. Maintenant, laissez-moi vous dire, tout en sachant que je ne peux pas vous empêcher de publier votre version des événements à l’étranger, qu’il n’y aura jamais de confirmation officielle d’ici, vous comprenez ? Au contraire. Nous nous réservons le droit de rendre publique notre version de votre emploi du temps d’hier, version qui jetterait une tout autre lumière sur vos activités. Vous aurez par exemple été arrêté pour outrage à la pudeur sur des enfants au zoo de Moscou, les deux petites étant les filles d’un de mes hommes. Ou bien on vous aura arrêté, complètement ivre, sur le quai Smolenskaïa, en train d’uriner dans la Moskova, et on aura dû vous enfermer à cause de votre comportement violent et grossier.
— Personne ne croira une chose pareille », protesta Kelso en s’efforçant de rassembler ses derniers vestiges de révolte. Mais il savait bien que ce n’était pas vrai. Il pouvait déjà dresser la liste de ceux qui y croiraient. « Alors, c’est tout ? fit-il amèrement. Mamantov restera libre ? Ou peut-être que c’est vous qui retrouverez les papiers de Staline pour les enterrer à votre tour quelque part, comme vous enterrez tout ce qui peut se révéler “gênant”.
— Oh, mais vous m’énervez, rétorqua le Russe, et c’était à son tour de se fâcher maintenant. Tous autant que vous êtes. Qu’est-ce que vous attendez encore de nous ? Vous avez gagné, mais ça ne vous suffit pas ? Non, il faut encore que vous nous mettiez le nez dans la merde — Staline, Lénine, Beria : j’en ai ras le bol d’entendre ces putains de noms —, que vous nous fassiez ouvrir tous nos placards malpropres pour nous obliger à nous vautrer dans la culpabilité et vous donner une telle impression de supériorité… »
Kelso ricana : « On croirait entendre Mamantov.
— Je méprise Mamantov, fit le Russe. Est-ce que vous me comprenez ? Et pour la même raison, je vous méprise aussi. Nous voulons mettre fin aux agissements du camarade Mamantov et à ceux de son engeance — de quoi croyez-vous donc qu’il s’agisse ? Mais il se trouve que vous êtes tombé sur… que vous avez laissé échapper quelque chose de bien plus gros… quelque chose que vous ne pouvez même pas commencer à comprendre… »
Il s’interrompit. Kelso se rendit compte que la colère lui en avait fait dire plus qu’il n’en avait eu l’intention, et il se rappela alors où il avait dû le voir.
« Vous étiez là-bas, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Quand je suis allé le voir, vous étiez l’un des hommes qui se trouvaient devant son immeuble… »
Mais il parlait tout seul. Le Russe retournait à grandes enjambées vers la voiture.
« Ramenez-le à l’Oukraïna, dit-il au chauffeur, et puis revenez me prendre ici. J’ai besoin d’un peu d’air.
— Qui êtes-vous ?
— Partez. Et remerciez-nous. »
Kelso hésita, mais il se sentit soudain trop las pour discuter. Il monta, fatigué et défait, à l’arrière tandis que le moteur démarrait. Le Russe claqua la portière d’un geste théâtral. Kelso se sentait engourdi et il ferma à nouveau les yeux. Mais il vit le corps de Rapava se balancer dans l’obscurité. Un coup sourd. Un coup sourd. Il ouvrit les yeux et s’aperçut que c’était Blondinet qui frappait à sa vitre. Il la baissa.
« Une dernière chose. » Le Russe faisait un effort pour retrouver sa politesse. Il alla même jusqu’à sourire. « Évidemment, nous partons maintenant du principe que Mamantov détient le cahier. Mais avez-vous considéré l’autre solution ? Souvenez-vous que Papou Rapava a déjà résisté à six mois d’interrogatoires en 1953, et puis à quinze ans de Kolyma. Imaginez que Mamantov et ses amis n’aient pas réussi à le faire parler en une soirée. C’est une possibilité ; cela expliquerait la… sauvagerie de leur comportement : la frustration. Dans ce cas, si vous étiez Mamantov, qui voudriez-vous interroger ensuite ? » Il frappa sur le toit. « Dormez bien à New York. »
Souvorine regarda la grosse voiture s’éloigner en cahotant sur le terrain inégal, puis disparaître complètement. Il se tourna alors vers l’eau et marcha le long du quai en fumant sa pipe, jusqu’à ce qu’il arrive à une grosse bite d’amarrage fixée dans le béton. De nombreux bateaux s’arrimaient ici au temps du communisme, avant que l’économie ne réussisse là où les bombardiers d’Hitler avaient échoué, c’est-à-dire à dévaster les docks. Son numéro l’avait épuisé. Il essuya la surface rugueuse avec son mouchoir, s’assit et tira de sa poche une photocopie de la déposition de Kelso. Pour avoir écrit autant — deux mille mots peut-être — en si peu de temps et avec une telle clarté, après une telle expérience… il fallait, comme il l’avait supposé, que ce Fluke soit un type intelligent.
Enquiquineur, tenace, intelligent.
Il parcourut à nouveau les pages avec un porte-mine en or, et dressa une liste des points que Netto aurait à vérifier. Il leur faudrait visiter la maison de la rue Vspolnii — le domicile de Beria, bien, bien. Ils devaient aussi retrouver la fille de Rapava. Ils devaient examiner la liste de tous les experts en documents auprès des instances légales de la région de Moscou auxquels Mamantov pourrait faire appel pour authentifier le cahier. Et celle des graphologues aussi. Ils devaient également trouver un ou deux historiens bien formés capables de cerner au plus près le contenu possible du cahier en question. Et, et, et … il avait l’impression d’essayer de remplir à la main un conteneur de gaz.
Il écrivait encore quand Netto revint avec le chauffeur. Il se leva avec raideur et découvrit avec désespoir que la borne métallique avait laissé une trace de rouille au dos de son superbe manteau. Il passa donc la majeure partie de sa journée à Iassenevo à frotter compulsivement la tache pour essayer de la faire disparaître.
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