— Parce que je ne sais même pas ce que je cherche. Alors, vous venez ou pas ? » Elle introduisait la clé dans un gros cadenas fermant le box le plus proche. « Bon, au fait, qu’est-ce qu’on cherche ?
— Un cahier.
— Quoi ? » Elle cessa de forcer sur la clé et se tourna vers lui.
« Un cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Joseph Staline. » Il débita la phrase familière, qui prenait peu à peu la forme d’un mantra. (Il se répéta que le cahier ne serait pas là. C’était le Saint Graal. La quête seule comptait et l’on n’était pas censé le trouver.)
« Un cahier de Staline ? Et qu’est-ce que ça vaut ?
— Qu’est-ce que ça vaut ? » Il essaya de faire comme si la question ne l’avait jamais effleuré. « Qu’est-ce que ça vaut ? répéta-t-il. Il est difficile de donner un chiffre précis. Il y a de riches collectionneurs. Ça dépend de ce qu’il y a dedans. (Il écarta les mains.) Je ne sais pas, un demi-million.
— De roubles ?
— De dollars.
— De dollars ? Putain. Putain ! » Maintenant impatiente, elle reprit maladroitement ses efforts pour ouvrir le cadenas.
Soudain, en la regardant, il se sentit gagné par son excitation, et sut bien sûr pourquoi il était venu. Parce que cela représentait tout pour lui, non ? C’était bien davantage que de l’argent C’était une justification. La justification de vingt ans passés à se geler les fesses dans des archives en sous-sol, à se traîner à des conférences le soir en plein hiver — d’abord pour les écouter, ensuite pour les donner —, de vingt ans d’enseignement et de politique universitaire, d’acharnement à écrire des livres qui ne se vendent pas en espérant tout le temps produire un jour quelque chose de valable — quelque chose de grand, de vrai et de définitif —, un morceau d’histoire qui pourrait expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi.
« Tenez, dit-il en la poussant presque, laissez-moi essayer. »
Il agita doucement la clé dans la serrure. Elle finit par tourner, et l’arceau se souleva. Kelso fit glisser la chaîne à l’intérieur des gros pitons qui la retenaient.
Une obscurité froide, grasse. Pas de fenêtre. Pas d’électricité. Une antique lampe à pétrole pendue à un clou, près de la porte.
Il prit la lampe et la secoua ; elle était pleine. La jeune femme assura qu’elle savait l’allumer. Elle s’agenouilla sur le sol en terre battue, craqua une allumette et l’approcha de la mèche. Une flamme bleue, puis jaune. Elle souleva la lampe pendant qu’il refermait la porte.
Le garage formait un cimetière de pièces détachées empilées contre les murs. Tout au fond, dans l’ombre, des sièges de voitures étaient disposés pour former un lit, avec un sac de couchage et une couverture, soigneusement pliés. Accrochée à une poutre, il y avait une poulie et tout un système de levage, une chaîne, un crochet. Sous le crochet, un plancher formait un rectangle d’environ un mètre et demi sur deux.
« J’ai toujours connu cet endroit, expliqua-t-elle. Il couchait ici, quand ça allait mal.
— Et ça allait mal jusqu’à quel point ?
— Mal. »
Il prit la lampe et fit le tour de la pièce en éclairant chaque coin. Il ne voyait rien qui ressemblât à une boîte à outils. Sur un établi, il découvrit un plateau en fer-blanc contenant une brosse métallique, quelques tiges de fer, un cylindre, un petit rouleau de fil de cuivre : à quoi cela pouvait-il servir ? L’ignorance de Fluke Kelso en matière de mécanique était insondable et soigneusement entretenue.
« Et lui, il avait une voiture ?
— Je ne sais pas. Il en réparait pour des gens. On lui donnait des choses. »
Il s’arrêta près du lit de fortune. Quelque chose brillait juste au-dessus. Il appela : « Regardez ça ! » Et il approcha la lumière du mur.
Le visage austère de Staline les contemplait sur une vieille affiche. Il y avait encore une bonne dizaine d’autres photos du secrétaire général, arrachées à des journaux. Staline, la mine pensive, derrière un bureau. Staline en chapka. Staline serrant la main d’un général. La dépouille de Staline, exposée.
« Et ça, qui est-ce ? C’est vous ? »
Il désignait une photo de Zinaïda à environ douze ans, en uniforme scolaire. Elle s’en approcha, étonnée.
« Qui aurait cru une chose pareille ? (Elle eut un rire gêné.) Moi, là-haut, en compagnie de Staline. »
Elle contempla encore un instant le portrait.
« Allez, on trouve ce truc, dit-elle en se détournant. Je veux sortir d’ici. »
Kelso tâta l’une des lames du plancher du bout du pied. Elle était simplement posée sur un cadre de bois fiché dans le sol. Il se dit que ce devait être ça. Que c’était sûrement la cachette.
Ils s’y mirent ensemble sous l’œil impavide de Staline, empilant les planches contre le mur pour découvrir une fosse de mécanicien. Elle était profonde. Dans la pénombre, on aurait dit une tombe. Kelso leva la lampe. Le sol était en sable lisse et tassé, couvert de taches d’huile noires. Les côtés étaient étayés de vieilles pannes de bois entre lesquelles Rapava avait ménagé des alcôves pour ranger ses outils. Il donna la lampe à Zinaïda et s’essuya les paumes sur son manteau. Pourquoi donc se sentait-il si nerveux ? Il s’assit un instant sur le bord, jambes pendantes, puis se laissa prudemment glisser à l’intérieur de la fosse. Ses articulations craquèrent quand il s’agenouilla au fond et chercha à tâtons autour de lui, dans l’obscurité humide. Ses mains tombèrent sur un sac de toile.
Il appela : « Eclairez-moi par ici. »
L’étoffe grossière s’en alla facilement, découvrant quelque chose de solide, enveloppé dans du papier journal. Il passa le paquet à Zinaïda. Elle posa la lampe et le défit pour révéler un pistolet. Elle le maniait, remarqua-t-il, avec une dextérité surprenante, sortant le chargeur et le vérifiant — huit cartouches pleines — avant de le remettre en place, abaissant puis soulevant le cran de sûreté.
« Vous savez comment ça marche ?
— Bien sûr. C’est le sien. C’est un Makarov. Il nous a appris à le démonter, à le nettoyer et à tirer quand on était petits. Il le gardait toujours près de lui. Il disait qu’il tuerait s’il le fallait.
— Joli souvenir. » Il crut entendre un bruit à l’extérieur. « Vous avez entendu ? »
Mais elle secoua la tête, trop concentrée sur le pistolet.
Il se laissa retomber à genoux.
Et là, coincé dans l’orifice, il trouva le bout carré d’une boîte métallique, couverte de rouille et de boue séchée. Sans savoir exactement quoi chercher, il ne s’en serait sûrement pas préoccupé. Rapava l’avait bien cachée. Il agrippa les mains de chaque côté et entreprit de tirer. En tout cas, c’était lourd. Que ce soit la boîte ou ce qu’il y avait dedans. La rouille avait aplati les poignées et elle était difficile à saisir. Il la traîna vers le centre de la fosse et la hissa vers le bord. Il avait la joue tout contre le métal et sentait l’odeur de l’acier rouillé, comme s’il avait du sang dans la bouche. Zinaïda se pencha pour l’aider.
Et là, il se passa quelque chose d’étrange : pendant un instant, il crut que la boîte diffusait une sorte de lumière bleu-gris, irréelle. Il y eut un courant d’air froid et il s’aperçut alors que la porte du garage était ouverte et que la silhouette d’un homme s’y encadrait, en train de les observer.
Par la suite, Kelso dut reconnaître que ce fut là le moment décisif, celui où il perdit le contrôle des événements. S’il ne s’en aperçut pas tout de suite, c’est parce que son principal souci était d’empêcher la jeune femme de faire un trou dans la poitrine de R.J. O’Brian.
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