— Et qu’est-ce que Staline en a pensé ?
— Mandelstam a fini dans un camp de travail.
— D’accord. J’imagine que j’aurais dû trouver ça tout seul. (O’Brian fouilla dans ses poches.) Bon, des gants. On y va. »
Kelso les enfila. Ils étaient en cuir bleu sombre, légèrement trop grands, mais ils feraient l’affaire. Il plia les doigts tel un chirurgien avant une transplantation, un pianiste avant un concert. Cette pensée le fit sourire. Il adressa un coup d’œil à Zinaïda. Elle avait le visage fermé. L’expression de O’Brian était dissimulée par la caméra.
« Bon, je tourne. C’est quand vous voulez.
— D’accord. J’ouvre le couvercle, qui… résiste, comme on pouvait… s’y attendre. »
Kelso cilla sous l’effort. Le haut se souleva légèrement, juste assez pour qu’il puisse glisser ses doigts dans la fente, et il lui fallut alors toute sa force pour écarter les deux parois métalliques. Elles cédèrent brusquement, comme une mâchoire brisée, avec un hurlement de métal oxydé. « Il n’y a qu’un seul objet à l’intérieur… une sorte de sac… en cuir, apparemment… pas mal moisi. »
La serviette n’était plus qu’un suaire de champignons divers, filaments végétaux bleu pâle, verts et gris, et taches blanches piquetées de noir. Il s’en dégageait une odeur de pourriture. Kelso la sortit de la boîte et la retourna devant la lumière. Il en frotta la surface avec le pouce. Très effacé, le spectre d’une image commença à apparaître. « Il y a ici un embossage de marteau et de faucille… cela suggérerait qu’il s’agit bien d’une sorte de serviette officielle… la boucle ici a été graissée… on a retiré une partie de la rouille. » Il s’imaginait les doigts sans ongles de Rapava, fébriles dans son excitation à découvrir ce qui lui avait coûté tant d’années de sa vie.
La courroie glissa sur le métal piqué, laissant un résidu farineux. La serviette s’ouvrit. Le mycélium s’était répandu à l’intérieur, se nourrissant du cuir humide, et Kelso sut, en retirant le contenu du sac, qu’il ne pourrait être qu’authentique, qu’aucun faussaire n’aurait laissé son œuvre se détériorer à ce point : cela aurait été contre nature. Ce qui avait été une liasse de papier s’était aggloméré, avait gonflé et avait été recouvert par le même cancer de spores destructrices que le cuir. Les pages du cahier s’étaient elles aussi déformées, mais dans une moindre mesure, grâce à la protection de la couverture de toile cirée noire.
La couverture s’ouvrit, le dos se déchira.
Sur la première page : rien.
Sur la deuxième : une photographie soigneusement découpée dans un magazine, et collée au milieu de la page. Un groupe de jeunes femmes de moins de vingt ans, en tenue de sport — short, maillot, écharpe en bandoulière — défilant au pas, le regard fixe, en brandissant un portrait de Staline. La parade avait visiblement lieu sur la place Rouge. La légende indiquait : « Unité du Komsomol n° 2 de l’Oblast d’Arkhangelsk donne le pas ! Au premier rang, de gauche à droite : I. Primakova, A. Safanova, D. Merkoulova, K. Til, M. Arsenieva… » Une petite croix rouge avait été tracée devant le jeune visage de A. Safanova.
Kelso prit le cahier et souffla pour séparer la deuxième page de la troisième. Ses mains transpiraient à l’intérieur des gants. Il se sentait d’une maladresse absurde, comme s’il essayait de passer un fil dans le chas d’une aiguille en portant des moufles.
Sur la troisième page : de l’écriture, au crayon à demi effacé.
O’Brian lui toucha l’épaule, le pressant de dire quelque chose.
« Ce n’est pas l’écriture de Staline, de ça je suis sûr… on dirait plutôt que c’est quelqu’un qui écrit sur Staline. » Il approcha les feuillets de la lampe. « “Il se tient à l’écart des autres, sur le toit du tombeau de Lénine. Il lève la main en signe de salut. Il sourit. Nous passons devant lui, en bas. Son regard nous touche comme les rayons du soleil. Il me regarde dans les yeux. Je suis transpercée par son pouvoir. Tout autour de nous, la foule éclate en un tonnerre d’applaudissements.” La suite est brouillée. Puis on peut lire : “Le grand Staline a vécu, le grand Staline vit, le grand Staline vivra toujours !…” »
Le grand Staline a vécu !
Le grand Staline vit !
Le grand Staline vivra toujours !
12/5/51. Nous avons notre photo dans Ogoniok ! Maria a fait irruption à la fin de la première heure de cours pour me le montrer. Je me trouve affreuse, et M. me reproche ma vanité. (Elle dit toujours que j’accorde trop d’importance au fait d’être jolie : cela ne convient pas à une future membre du Parti. Elle peut toujours dire ça, elle qui ressemble toujours à un char !) Toute la matinée, les camarades passent nous voir pour nous féliciter. Le côté pénible de cette période est oublié, pour une fois. Nous sommes si heureuses…
5/6/51. Il fait chaud et ensoleillé. La Dvina est dorée. Je rentre de l’institut. Papa est là, bien plus tôt que d’habitude, mais la mine grave. Maman est forte, comme toujours. Il y a un étranger avec eux, un camarade des organes du Comité central de Moscou ! Je n’ai pas peur de lui. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et l’étranger sourit. Il est petit de taille… Il me plaît bien. Il porte un chapeau, des gants et un manteau de cuir malgré la chaleur. L’étranger s’appelle Mekhlis, je crois. Il explique qu’après enquête complète j’ai été choisie pour une mission spéciale en relation avec les plus hautes instances du Parti. Il ne peut en dire plus pour raison de sécurité. Si j’accepte, je devrai me rendre à Moscou et y rester un an, peut-être deux. Puis je pourrai rentrer à Arkhangelsk et reprendre mes études. Il me propose de revenir chercher ma réponse demain matin, mais je la lui donne maintenant, de tout mon cœur : Oui ! Mais comme j’ai dix-neuf ans, il lui faut la permission de mes parents. Oh, je t’en prie papa ! S’il te plaît, s’il te plaît ! Papa est très ému. Il sort avec le camarade Mekhlis dans le jardin, et quand il revient son visage est grave. Si c’est ce que je veux, et si c’est la volonté du Parti, il ne me retiendra pas. Maman est tellement fière.
A Moscou alors, pour la deuxième fois de ma vie !
Je sais que Sa main est derrière tout cela.
Je suis si heureuse que je pourrais mourir…
10/6/51. C’est maman qui me conduit à la gare. Papa est resté à la maison. J’embrasse ses joues si chères. Adieu ma mère, adieu mon enfance. Les voitures sont bondées. Le train part. Certains courent le long du quai, mais maman reste immobile et disparaît rapidement. Nous traversons la Dvina. Je suis seule. Pauvre Anna ! Et il n’y a pas pire journée pour voyager. Mais j’ai mes vêtements, de quoi manger, un livre ou deux, et ce journal, à qui je confierai toutes mes pensées… qui sera mon ami. Nous nous enfonçons vers le sud, dans la forêt et la toundra. Un grand soleil rouge luit comme un incendie à travers les arbres. Isakogorka. Obozerski. Voilà, j’ai écrit tout ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, et je ne vois plus assez clair pour continuer.
11/6/51. Lundi matin. La ville de Vojega surgit avec l’aube. Des passagers se lèvent pour se dégourdir les jambes, mais je reste à ma place. Une odeur de fumée provient du couloir. Un homme, assis en face de moi, me regarde écrire. Il fait semblant de dormir. Je l’intrigue. Si seulement il savait ! Et il reste encore onze heures de voyage avant d’arriver à Moscou ! Comment un seul homme peut-il diriger une telle nation ? Comment une telle nation pourrait-elle exister sans un tel homme pour la diriger ?
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