Le commandant Souvorine était assis la jambe droite repliée, la cheville posée sur le genou gauche, les coudes tranquillement appuyés sur le dossier du canapé, son veston déboutonné… décontracté, sûr de lui, à l’américaine : conforme à son image. Il tira une bouffée de sa pipe avant de répondre.
« Les paroles prononcées au téléphone sont ambiguës, de toute évidence. On pourrait comprendre que Mamantov détient le cahier, et que l’historien voudrait le voir. Ou que c’est l’historien qui a le cahier, ou qui en a entendu parler, et qui voudrait vérifier certains détails auprès de Mamantov. Quoi qu’il en soit, Mamantov est clairement au courant de notre surveillance, ce qui explique pourquoi il a coupé court à la conversation. Quand Kelso doit-il quitter la Fédération, Vissari, est-ce que nous le savons ?
— Demain midi, répondit Netto. Un vol Delta pour JFK qui part de Cheremetievo-2 à treize heures trente. La place est réservée et confirmée.
— Je recommande qu’on s’arrange pour faire fouiller Kelso, conseilla Souvorine. Une fouille au corps, ça vaudrait mieux — retardez le vol si nécessaire. Motif : possibilité d’exportation de matériel d’intérêt culturel et historique. Comme ça, s’il a pris quelque chose dans la maison de la rue Vspolnii, on pourra le récupérer. Entre-temps, on continue la surveillance de Mamantov. »
Une sonnerie retentit sur le bureau d’Arseniev ; la voix de Sergo se fit entendre.
« Un appel pour Vissari Petrovitch.
— Très bien, Netto, fit Arseniev. Prenez-le dans l’entrée. »
Quand la porte se fut refermée, il fronça les sourcils en regardant Souvorine. « Efficace, le petit saligaud, non ?
— Il n’est pas méchant, Iouri. Juste zélé. »
Arseniev poussa un grognement, prit deux longues pulvérisations d’un inhalateur et desserra sa ceinture d’un cran pour laisser sa chair pendre vers son bureau. La graisse du colonel lui servait en quelque sorte de camouflage : c’était comme un filet adipeux et plissé jeté sur un esprit vif, ce qui expliquait que là où tant d’autres, plus minces, étaient tombés, Arseniev avait tranquillement poursuivi son chemin, traversant la guerre froide (chef du KGB résidant à Canberra puis Ottawa), la glasnost , le coup d’État manqué, le démantèlement de ses services et ainsi de suite, sous la coquille douce et protectrice de sa chair, jusqu’à aujourd’hui où, enfin, il parcourait le dernier tronçon : la retraite dans un an, une datcha, une maîtresse, une pension, et le reste du monde pourrait aller se faire foutre collectivement. Souvorine l’aimait bien.
« D’accord, Felix. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Le but de l’opération Mamantov, rappela prudemment Souvorine, est de découvrir comment on a pu détourner cinq millions de roubles des caisses du KGB, où Mamantov les a planqués et comment ces fonds servent à soutenir l’opposition antidémocratique. Nous savons déjà qu’il finance ce torchon fasciste rouge…
— Aurora…
— … Aurora . Et s’il s’avère qu’il achète aussi des armes, ça m’intéresse. S’il achète des souvenirs de Staline, ou, en l’occurrence, s’il en vend… eh bien, c’est malsain, mais…
— Il ne s’agit pas d’un simple souvenir , Felix. C’est… c’est énorme… il y a un dossier sur ce cahier ; c’était même l’une des “légendes de la Loubianka”. »
La première réaction de Souvorine fut de rire. Le vieux se moquait de lui, très certainement ? Le cahier de Staline ? Mais il remarqua alors l’expression qu’affichait le visage d’Arseniev, et dissimula rapidement son rire en quinte de toux. « Pardon, Iouri Simonovitch, pardonnez-moi, si vous prenez cela au sérieux, alors bien sûr, moi aussi.
— Tu veux bien être assez gentil pour repasser la bande, Felix. Je n’ai jamais su faire marcher ces fichues machines. »
Il poussa l’appareil de l’autre côté de la table à l’aide d’un doigt poilu et replet. Souvorine laissa le canapé et vint écouter la cassette. Arseniev avait le souffle court et tiraillait la chair épaisse de son gros cou, signe certain qu’il pressentait des ennuis.
« … Un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline. »
Ils étaient toujours penchés au-dessus de la cassette quand Netto revint dans la pièce, son teint de trois tons plus pâle que d’habitude, pour annoncer qu’il avait de mauvaises nouvelles.
* * *
Felix Stepanovitch Souvorine retournait à son bureau, la mine sombre et Netto sur les talons. Il y avait un bon bout de chemin entre l’aile des dirigeants, à l’ouest du bâtiment, et le bloc opérationnel, à l’est, aussi une douzaine de personnes au moins purent-elles saluer leur chouchou, leur commandant plein d’avenir, d’un mouvement de tête ou d’un sourire dans les couloirs de style finnois en bois clair et carreaux blancs de Iassenievo. Souvorine parlait anglais avec un accent américain, était abonné aux grands journaux américains et possédait toute une collection de jazz américain récent qu’il écoutait avec sa femme, fille d’un des conseillers économiques les plus libéraux du président. Souvorine allait même jusqu’à porter des vêtements américains — la chemise boutonnée, la cravate rayée, le veston brun — qu’il avait rapportés comme autant de trophées de ses années passées comme représentant du KGB à Washington.
Regardez Felix Stepanovitch ! pouvait-on les entendre penser alors qu’ils enfilaient leur gros manteau d’hiver et se dépêchaient de sortir pour ne pas rater le bus. Nommé numéro deux de ce gros dinosaure d’Arseniev, il était promis à prendre la tête de toute une direction à l’âge de trente-huit ans. Et pas n’importe quelle direction non plus, mais la RT — l’une des plus secrètes de toutes ! — , chargée de diriger des opérations de renseignement sur le territoire russe. Regardez-le, notre homme plein d’avenir, qui se dépêche de retourner travailler dans son bureau pendant que nous, on rentre chez nous…
« Bonsoir, Felix Stepanovitch ! »
« Salut Felix. Bon courage ! »
« Alors, on travaille encore tard à ce que je vois, mon commandant ! »
Un demi-sourire aux lèvres, Souvorine, préoccupé, hochait la tête et esquissait un geste vague avec sa pipe.
Les détails que lui avait transmis Netto étaient rares, mais éloquents. Fluke Kelso avait quitté l’appartement de Mamantov à quinze heures sept. Souvorine avait lui-même quitté les lieux quelques minutes plus tard. À quinze heures vingt-deux, on avait vu Ludmilla Fedorova Mamantova quitter l’appartement en compagnie du garde du corps, Viktor Boubka, pour sa promenade journalière au parc Bolotnaïa (à cause de son état mental, il fallait toujours qu’elle soit accompagnée). Comme il n’y avait plus qu’un seul homme en faction, ils n’avaient pas été suivis.
Ils n’étaient pas revenus.
Peu après dix-sept heures, le voisin occupant l’appartement au-dessous de celui des Mamantov s’était plaint d’avoir entendu des cris hystériques et prolongés. On avait fait venir le concierge, on avait ouvert (non sans difficultés) la porte et l’on avait découvert M me Mamantova seule, en sous-vêtements, enfermée dans un placard dont elle avait néanmoins réussi à trouer la porte à l’aide de ses pieds nus. On l’avait conduite à la Polyclinique diplomatique dans un état de détresse extrême. Elle avait les deux chevilles brisées.
« Cela doit correspondre à un plan de fuite en cas d’urgence, déclara Souvorine au moment où ils arrivaient à son bureau. Il avait visiblement préparé son coup depuis longtemps, en allant jusqu’à créer cette sortie quotidienne de sa femme. La question reste de savoir de quelle urgence il s’agit. »
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