« Ensuite, elle a disparu… »
Une fois de plus, on retrouve le schéma familier : mieux valait éviter d’en savoir trop sur la vie privée du camarade Staline. L’un des hommes qu’il avait fait cocu, Iegorov, a été fusillé ; un autre, Pavel Allilouïev, a été empoisonné. Genia elle-même, sa maîtresse et belle-sœur par alliance — « la rose des champs de Novgorod » —, a été arrêtée sur ordre de Staline et a passé tant de temps en isolement que, lorsqu’elle a été enfin relâchée, après la mort de Staline, elle était incapable de parler : ses cordes vocales s’étaient atrophiées…
* * *
Il avait dû s’endormir, parce qu’il ne se souvint de rien d’autre que de la sonnerie du téléphone.
La chambre était plongée dans une semi-pénombre. Il alluma la lumière et regarda sa montre. Près de huit heures.
Il rejeta les jambes hors du lit et traversa la chambre d’un pas raide jusqu’au petit bureau situé près de la fenêtre.
Il hésita, puis décrocha le combiné.
Ce n’était qu’Adelman, qui voulait savoir s’il descendait pour dîner.
« Dîner ?
— Mon cher ami, c’est le grand dîner d’adieu du symposium, à ne pas manquer. Olga va même sortir d’un gâteau.
— Ciel. Est-ce que j’ai le choix ?
— Non. Au fait, la version officielle est que tu avais une gueule de bois si monumentale que tu as dû rentrer à l’hôtel pour cuver ça.
— Oh, c’est charmant, Frank. Merci. »
Adelman se tut un instant. Puis : « Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as trouvé ton homme ?
— Non, bien sûr que non.
— C’était un bateau ?
— Complètement. Rien à garder.
— C’est que… tu sais… tu es parti toute la journée…
— Je suis passé voir un vieil ami.
— Oh, je saisis, fit Adelman en insistant lourdement sur le mot. Ce vieux Fluke, toujours le même. Dis donc, tu regardes par la fenêtre ? »
Un paysage de nuit rutilant s’étendait aux pieds de Kelso, des enseignes au néon hissées par toute la ville comme autant d’étendards d’une armée conquérante : Philips, Marlboro, Sony, Mercedes-Benz…
Il fut un temps où Moscou se retrouvait après le coucher du soleil aussi obscure que n’importe quelle ville africaine. Plus maintenant.
Il n’y avait pas un seul nom russe en vue.
« Je ne pensais pas que je verrais ça un jour, pas toi ? crachota la voix d’Adelman dans le récepteur. C’est la victoire que nous contemplons, l’ami. Est-ce que tu te rends compte ? La victoire totale.
— Tu crois vraiment, Frank ? Pour moi, c’est juste beaucoup de lumière.
— Oh non. C’est beaucoup plus que ça, crois-moi. Ils ne reviendront pas là-dessus.
— Bientôt, tu vas me dire qu’on en est à la “fin de l’histoire”.
— Peut-être bien. Mais pas des historiens, Dieu soit loué. » Adelman se mit à rire. « D’accord, je te vois dans le hall. Disons, dans vingt minutes ? » Il raccrocha.
Le projecteur situé de l’autre côté de la Moskova, à côté de la Maison Blanche, éclairait la chambre avec ardeur. Kelso tendit la main pour ouvrir le cadre de bois de la fenêtre intérieure, puis la fenêtre extérieure, laissant entrer une bouffée bien reconnaissable de brume jaunâtre et le son blanc de la circulation lointaine. Quelques flocons de neige franchirent le rebord de la fenêtre et fondirent.
La fin de l’histoire, mon cul ! pensa-t-il. C’était la ville même de l’histoire. C’était le putain de pays de l’histoire.
Il sortit la tête dans le froid et se pencha pour voir ce qui lui apparaissait de la ville de l’autre côté de la Moskova, avant qu’elle se perde dans l’horizon nocturne.
Si un Russe sur six voyait en Staline leur plus grand dirigeant, cela signifiait qu’il avait une vingtaine de millions de partisans (le Lénine sanctifié en avait eu, évidemment, bien plus). Et même si l’on réduisait ce nombre de moitié, ne serait-ce que pour aller à l’essentiel, cela en faisait encore dix millions. Dix millions de staliniens dans la Fédération russe, après quarante ans de dénigrement ?
Mamantov avait raison. C’était un nombre renversant. Bon Dieu, si un Allemand sur six avait déclaré voir en Hitler le plus grand dirigeant qu’ils eussent jamais eu, le New York Times aurait alors voulu bien plus qu’un simple commentaire : cela aurait fait la une.
Il ferma la double fenêtre et entreprit de rassembler ce qui lui serait nécessaire pour la soirée : ses deux derniers paquets de cigarettes détaxés, son passeport et son visa (pour le cas où il se ferait arrêter), son briquet, son portefeuille bien renflé, la pochette d’allumettes portant le nom du Robotnik.
Inutile de prétendre que toute cette affaire le réjouissait, surtout après cette histoire à l’ambassade, et s’il n’y avait pas eu Mamantov, il aurait pu être tenté de laisser les choses en l’état, d’assurer ses arrières, à la manière d’Adelman, et de revenir chercher Rapava dans une semaine ou deux, après, peut-être, avoir soutiré une avance à un éditeur compréhensif de New York (à supposer qu’une créature aussi mythique existât encore).
Mais si Mamantov s’était mis en chasse, il ne pouvait se permettre d’attendre. C’était sa conclusion. Mamantov avait à sa disposition des ressources que Kelso ne pouvait espérer ne fut-ce qu’égaler. Mamantov était un collectionneur, un fanatique. Et c’est la pensée de ce que Mamantov pourrait faire de ce cahier s’il le trouvait le premier qui commençait à le préoccuper. Parce que plus Kelso tournait et retournait cette question dans sa tête, plus il lui paraissait évident que ce que Staline avait écrit dans ce cahier était important Il ne pouvait s’agir d’une simple collection de notes séniles, pas si Beria le voulait assez pour le voler, puis, l’ayant volé, avait pris le risque de le cacher plutôt que de le détruire.
« Il a gueulé comme un porc… Il a crié quelque chose au sujet de Staline et d’un archange… Mais alors on lui a mis une écharpe dans la bouche et on l’a fusillé. »
Kelso embrassa une dernière fois la chambre du regard, puis éteignit la lumière.
Ce n’est qu’en arrivant au restaurant qu’il se rendit compte à quel point il avait faim. Cela faisait une journée et demie qu’il n’avait pas avalé un vrai repas. Il mangea de la soupe aux choux, puis du poisson au vinaigre, puis du mouton dans une sauce à la crème et au fromage, le tout arrosé de vin géorgien, du moukouzani, et d’eau minérale sulfureuse Narzan. Le vin était riche et lourd, et, au bout de deux verres, qui s’ajoutaient au whisky déjà ingurgité, Kelso se sentit dangereusement détendu. Il y avait plus d’une centaine de convives répartis sur quatre grandes tables, et le bruit des conversations ajouté au cliquetis des couverts et des verres devenait soporifique. Des haut-parleurs déversaient de la musique folklorique ukrainienne. Kelso se mit à diluer son vin.
Quelqu’un — un historien japonais dont il ne savait pas le nom — se pencha vers lui et lui demanda si c’était là la boisson préférée de Staline, et Kelso lui répondit que non, que Staline préférait les vins géorgiens plus liquoreux, le kindzmarauli et le hvantchkara. Staline aimait les vins liquoreux, les alcools sirupeux, les tisanes sucrées et le tabac fort…
« Et les films de Tarzan …, ajouta quelqu’un.
— Et les hurlements de chiens… »
Kelso se joignit à l’éclat de rire général. Que faire d’autre ? Il trinqua avec le Japonais assis en face de lui, s’inclina et se rassit pour boire son vin coupé.
« Qui paie pour tout ça ? demanda quelqu’un.
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