— D’accord. » C’était déconcertant d’entendre ses propres théories si grossièrement répétées ; comme avec ses étudiants d’Oxford…
« L’effondrement économique, mais il nous pend au nez, vous ne croyez pas ?
— Et ?
— Ce n’est pas évident ? Hitler. Ils n’ont pas encore trouvé leur Hitler. Mais dès que ce sera le cas, je pense que le monde aura intérêt à faire attention. »
O’Brian passa l’index gauche sous son nez et leva le bras droit en un salut nazi. De l’autre côté du bar, un groupe d’hommes d’affaires russes applaudit en poussant des cris d’enthousiasme.
Ensuite, la soirée s’accéléra. Kelso dansa avec Anna, O’Brian dansa avec Natalia et ils burent davantage, O’Brian restant à la bière, mais Kelso s’aventurant à essayer les cocktails : B-52, Kamikaze. Puis ils échangèrent leurs partenaires et dansèrent encore. Minuit arriva. Natalia était vêtue d’une robe rouge moulante et lisse, comme du plastique, cependant, malgré la chaleur, son corps semblait fiais et ferme en dessous : elle avait pris quelque chose. Elle avait les yeux grands ouverts et perdus dans le vague. Elle lui demanda s’il voulait aller quelque part. Il lui plaisait, chuchota-t-elle, et, pour lui, elle ne demanderait pas plus de cinq cents. Mais il se contenta de lui en donner cinquante, pour la danse, et retourna au bar.
La déprime le guettait. Il ne savait pas trop pourquoi. Ou plutôt si. C’est parce qu’il la respirait partout, voilà pourquoi : la déprime sentait aussi fort que le parfum ou la sueur. De la déprime à acheter. De la déprime à vendre. La déprime qu’il y avait à feindre de s’amuser. Un jeune homme en costume, tellement saoul qu’il tenait à peine debout, se laissait entraîner par la cravate par une fille aux longs cheveux blonds et au visage dur.
Kelso décida qu’il fumerait une cigarette au bar puis qu’il s’en irait… Non, en réfléchissant, il ne prendrait pas de cigarette. Il la remit dans le paquet et s’apprêta à partir.
« Rapava, cria le barman.
— Quoi ? dit Kelso portant la main en cornet à son oreille.
— C’est elle. Elle est là-bas.
— Quoi ? »
Kelso regarda dans la direction désignée par le barman et la repéra aussitôt. Elle. Il laissa son regard glisser sur elle, puis revenir. Elle était plus âgée que les autres : des cheveux noirs coupés court, une ombre à paupières violacée, du rouge à lèvres noir, un visage d’une blancheur mortelle, à la fois large et fin, avec des pommettes aussi saillantes que celles d’un crâne. Un air asiatique, mingrélien.
Papou Rapava : libéré des camps en 1969. Marié, mettons, en 1970–1971. Un fils tout juste assez vieux pour aller se battre en Afghanistan. Et une fille ?
« Ma fille est une pute… »
« Bonne nuit, professeur… » O’Brian passa près de lui en lui adressant un clin d’œil par-dessus son épaule. Natalia à un bras, Anna à l’autre. Le reste de ses paroles se perdit dans le vacarme ambiant. Natalia se retourna, gloussa et envoya à Kelso un baiser. Kelso sourit vaguement, salua d’un geste, posa son verre et s’avança le long du bar.
Une robe du soir noire, tissu luisant, à hauteur du genou, sans manches, la gorge et les bras blancs et nus (pas même une montre), bas noirs, chaussures noires. Et quelque chose de pas tout à fait normal qui émanait d’elle, comme une gêne dans l’atmosphère autour d’elle, et qui faisait que malgré la densité de la clientèle du bar elle se trouvait seule dans son coin. Personne ne lui parlait. Elle buvait une bouteille d’eau minérale et contemplait le vide. Ses yeux sombres n’exprimaient rien, et, lorsque Kelso la salua, elle se tourna vers lui sans manifester le moindre intérêt. Il lui demanda si elle voulait un verre.
Non.
Danser alors ?
Elle le jaugea du regard, réfléchit une seconde puis haussa les épaules.
D’accord.
Elle vida la bouteille, la posa sur le comptoir, passa devant Kelso pour gagner la piste puis se retourna et attendit. Il la suivit.
Elle ne fit pas beaucoup d’efforts pour feindre de s’amuser, et il trouva cela séduisant. La danse n’était qu’un prélude poli avant les affaires sérieuses, comme les dix secondes qu’un courtier et son client passent à se demander comment ça va. Elle bougea nonchalamment, à l’orée de la foule, puis elle se pencha et dit : « Quatre cents ? »
Nulle trace de parfum, juste une vague odeur de savon.
Kelso rétorqua : « Deux cents.
— D’accord. »
Elle sortit aussitôt de la piste, sans regarder en arrière, et il fut tellement surpris par le fait qu’elle ne discute pas qu’il resta un instant à la traîne. Puis il la suivit dans l’escalier en colimaçon. Elle avait les hanches rondes sous la robe noire moulante, la taille épaisse, et il vint à l’esprit de Kelso qu’elle ne pourrait plus tenir son rôle très longtemps, que c’était une erreur de se prêter à une comparaison immédiate avec des filles de huit, dix ou même douze ans de moins qu’elle.
Ils prirent leurs manteaux en silence. Celui de la fille était de mauvaise qualité, trop mince et trop court pour la saison.
Ils sortirent dans le froid. Elle le prit par le bras. C’est alors qu’il l’embrassa. Il était légèrement ivre, et la situation lui paraissait tellement surréaliste qu’il pensa un moment pouvoir allier travail et plaisir. Et puis il était curieux, autant l’admettre. Elle réagit immédiatement, et avec plus de passion qu’il ne s’y attendait. Elle écarta les lèvres et il toucha ses dents du bout de la langue. Elle avait curieusement un goût sucré, et il pensa qu’elle portait peut-être un rouge à lèvres parfumé à la réglisse : est-ce que cela existait ?
Elle se dégagea.
« Comment tu t’appelles ? demanda-t-il.
— Qu’est-ce qui te plairait ? »
Il ne put s’empêcher de sourire. C’était bien sa veine : tomber sur la première pute post-moderne de Moscou. Elle se rembrunit en le voyant sourire.
« Comment s’appelle ta femme ?
— Je n’ai pas de femme.
— Ta petite amie ?
— Pas de petite amie non plus. »
Elle frissonna et enfonça profondément les mains dans ses poches. Il ne neigeait plus et le silence régnait, maintenant que la porte métallique s’était refermée derrière eux.
« Tu es à quel hôtel ?
— L’Oukraïna. »
Elle leva les yeux au ciel.
« Écoute, commença-t-il, mais il ne savait toujours pas comment l’appeler pour faciliter la conversation. Ecoute, je ne veux pas coucher avec toi. Ou plutôt, se corrigea-t-il aussitôt, j’en ai envie, mais j’ai autre chose en tête. »
Était-ce bien clair ?
« Ah », fit-elle avec une expression entendue, ce qui lui donna pour la première fois l’air d’une prostituée. « Tu peux penser à ce que tu veux, ce sera toujours deux cents.
— Tu as une voiture ?
— Oui. (Elle se tut un instant.) Pourquoi ?
— La vérité, fit-il en cillant sous le mensonge, c’est que je suis un ami de ton père. Je voudrais que tu m’emmènes le voir… »
Elle accusa le choc et recula en riant, paniquée. « Tu ne connais pas mon père, non.
— Rapava. Il s’appelle Papou Rapava. »
Elle le fixa du regard, la bouche molle, puis elle le gifla — fort, le bord de la main tombant sur l’extrémité de la pommette — et s’éloigna d’un pas rapide, trébuchant un peu : il ne devait pas être facile de marcher dans la neige gelée avec des talons hauts. Il la laissa partir. Il s’essuya la bouche avec ses doigts et les trouva noircis. Puis il constata que ce n’était pas du sang, mais du rouge à lèvres. Oh, mais elle avait cogné dur, quand même : ça faisait mal. La porte s’était rouverte derrière lui. Il sentait qu’on le regardait et percevait des murmures de désapprobation. Il devinait sans peine ce qu’ils pensaient : un riche Occidental qui entraîne une honnête Russe dehors puis essaie de renégocier, ou bien suggère quelque chose de tellement répugnant qu’elle n’a d’autre choix que de s’enfuir. La salope ! Il la suivit.
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