Jugement de la Cour spéciale du Peuple dans l’affaire du lieutenant P.G. Rapava : quinze ans de travaux forcés.
* * *
Souvorine ne supportait plus d’avoir les mains aussi poussiéreuses. Il parcourut le couloir vide jusqu’à ce qu’il trouve des toilettes avec un lavabo où il pût se les laver. Il y était encore, en train de finir de se frotter les ongles, quand son téléphone portable se mit à sonner. Dans le silence de la Loubianka, cela le fit sursauter.
« Souvorine.
— C’est Netto. On l’a perdu. Le n° 3.
— Qui ? De quoi tu parles ?
— Du n° 3. L’historien. Il est allé manger avec les autres, et puis il n’est jamais ressorti de la salle. On dirait bien qu’il a filé par les cuisines. »
Souvorine poussa un grognement, se retourna et s’appuya contre le mur. Cette affaire était en train de leur échapper.
« Depuis combien de temps ?
— Environ une heure. À la décharge de Bounine, ça faisait dix-huit heures qu’il était de garde. » Un silence. « Commandant ? »
Souvorine avait coincé son téléphone entre l’épaule et le menton. Il se séchait les mains et réfléchissait. En fait, il n’en voulait pas à Bounine. Pour procéder à une filature efficace, il aurait fallu quatre agents, six pour plus de sécurité.
« Je suis toujours là. Envoie-le se reposer.
— Vous voulez que j’appelle le chef ?
— Non, je ne pense pas. Pas deux fois dans la même journée. Il pourrait commencer à croire que nous sommes incompétents. » Il s’humecta les lèvres ; elles avaient un goût de poussière. « Et toi, pourquoi tu ne rentres pas te reposer, Vissari ? On se retrouve dans mon bureau à huit heures demain matin.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Seulement que ceux qui nous parlent du bon vieux temps nous racontent des conneries. »
Il se rinça la bouche, cracha et retourna travailler.
Beria avait été exécuté, Poskrebichev relâché, Vlassik condamné à dix ans, Rapava envoyé dans la Kolyma et Iepichev déchargé de l’affaire, mais l’enquête se poursuivait.
La maison de Beria fut fouillée de la cave au grenier sans fournir le moindre indice, sinon quelques fragments de restes humains (féminins) vraisemblablement dissous dans l’acide puis emmurés. Beria disposait de son propre réseau de cellules au sous-sol. La propriété fut mise sous scellés.
En 1956, le ministère des Affaires étrangères demanda au KGB s’il disposait de locaux susceptibles d’abriter l’ambassade de la toute nouvelle république de Tunisie, et, après une brève enquête de routine, la propriété de la rue Vspolnii lui fut cédée.
Vlassik fut interrogé encore deux fois au sujet du cahier, mais n’ajouta rien de nouveau. Poskrebichev fut surveillé, mis sur écoute et encouragé à écrire ses mémoires mais, quand il eut terminé, le manuscrit fut saisi pour « rétention permanente ». Un extrait, une seule page, avait été agrafé au dossier :
Nous avons sondé l’esprit de cet incomparable génie de notre temps lors de sa dernière année, alors qu’il devait affronter le caractère inéluctable de sa propre mort. Je ne sais pas. Iossif Vissarionovitch a peut-être confié ses pensées les plus secrètes à un cahier, qui ne le quitta guère durant les derniers mois de son labeur incessant pour son peuple et la cause de l’humanité progressiste. Il est à espérer que ce document remarquable contenant, comme c’est sûrement le cas, l’essence même de sa sagesse de principal théoricien du marxisme-léninisme sera un jour découvert et publié pour le bénéfice de…
Souvorine bâilla, referma le lot et le mit de côté avant d’en prendre un autre. Il s’agissait cette fois-ci des rapports hebdomadaires d’une taupe du Goulag appelée Abidov, chargée de surveiller le prisonnier Rapava pendant tout le temps qu’il passerait à la mine d’uranium de Boutouguitchag. Il n’y avait rien d’intéressant dans ces doubles au carbone malpropres. Ils s’achevaient abruptement sur une note laconique d’un agent du KGB qui signalait la mort d’Abidov, tué d’un coup de couteau, et le transfert de Rapava vers un camp de travail en forêt.
D’autres dossiers, d’autres taupes, d’autres riens. Les documents autorisant la libération de Rapava au terme de sa peine, documents examinés par une commission spéciale de la Deuxième Direction générale, transmis, estampillés, autorisés. Un emploi approprié sélectionné pour l’ancien prisonnier à l’atelier des locomotives de la gare de Leningrad. Un informateur du KGB sur place : Antipine, contremaître. Un logement approprié sélectionné pour l’ancien prisonnier dans le tout nouveau complexe Victoire de la Révolution ; un informateur du KGB sur place : Senka, surveillant de l’immeuble. D’autres rapports. Rien. Affaire revue et classée « Détournement de ressources », 1975. Plus rien dans le dossier jusqu’en 1983, quand le cas de Rapava fut brièvement réexaminé à la demande du chef adjoint de la Cinquième Direction (Idéologie et Dissidence).
Bien, bien…
Souvorine prit sa pipe et se mit à la suçoter, puis il se gratta le front avec le tuyau et reparcourut les dossiers. Quel âge avait ce type ? Rapava, Rapava, Rapava… Voilà, Papou Guerassimovitch Rapava, né le 9 septembre 1927.
Vieux alors, dans les soixante-dix ans. Mais pas si vieux que ça. Pas assez vieux pour que, même dans un pays où l’espérance de vie masculine n’était que de cinquante-huit ans et ne cessait de diminuer — pis encore qu’à l’époque de Staline —, pas assez vieux pour qu’il soit forcément mort.
Il revint au rapport de 1983 et l’examina. Cela ne lui apprit rien qu’il ne sût déjà. Oh, c’était un dur, ce Rapava : pas un mot en trente ans.
Ce ne fut que lorsqu’il arriva à la fin du dossier, et lut la recommandation de ne plus entreprendre d’action contre lui ainsi que le nom de l’agent ayant reçu cette recommandation, qu’il sursauta sur sa chaise. Il jura et chercha précipitamment son téléphone portable, composa le numéro de l’officier de garde de nuit au SVR et demanda à être connecté au numéro personnel de Vissari Netto.
Ils se mirent d’accord sur trois cents, et pour cette somme il exigeait deux choses : d’abord qu’elle le conduise là-bas elle-même, ensuite qu’elle l’attende pendant une heure. Une simple adresse aurait été totalement inutile à cette heure de la nuit, et si le voisinage de Rapava était aussi difficile que le vieillard l’avait laissé entendre (« C’était pas mal comme quartier, à l’époque, mon garçon, avant qu’il y ait toute cette drogue et cette criminalité… »), un étranger sain d’esprit ne devait pas s’aventurer là-bas tout seul.
Sa voiture était une vieille Lada cabossée, couleur sable, garée dans la rue sombre qui menait au stade. Ils s’y rendirent en silence. Elle ouvrit d’abord sa portière puis, de l’intérieur, ouvrit celle du côté passager. Il y avait une pile de livres sur le siège — Kelso vit qu’il s’agissait d’ouvrages juridiques —, qu’elle passa rapidement sur la banquette arrière.
« Vous êtes juriste ? demanda-t-il. Vous étudiez le droit ?
— Trois cents dollars, dit-elle en tendant la main. Américains.
— Plus tard.
— Maintenant.
— La moitié maintenant, fit-il, rusé. L’autre après.
— Je peux me faire une autre passe, monsieur. Mais qui d’autre vous accompagnera ? »
C’était la phrase la plus longue qu’elle eût prononcée depuis le début.
« D’accord, d’accord. » Il sortit son portefeuille. « Vous ferez une bonne juriste. » Bon Dieu. Trois cents dollars pour elle, après plus d’une centaine dépensés dans la boîte. Il était presque lessivé. Il s’était dit qu’il pourrait essayer de proposer au vieux un peu de fric dès ce soir, en acompte pour le cahier, mais ce ne serait plus possible maintenant.
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