Elle était partie sur la neige vierge et s’était arrêtée quelque part vers le milieu du terrain, les yeux perdus dans le ciel sombre. Il avança le long du chemin tracé par ses petits pas, arriva derrière elle et attendit à distance respectueuse.
Après un instant, il annonça : « Je ne sais pas qui vous êtes, et je ne veux pas le savoir. Je ne dirai pas à votre père comment je l’ai retrouvé. Je ne le dirai à personne. Je vous le promets. Je voudrais seulement que vous me conduisiez chez lui. Emmenez-moi chez lui et je vous donnerai deux cents dollars. »
Elle ne se retourna pas. Il ne pouvait voir son visage. « Quatre cents », lâcha-t-elle.
Felix Souvorine, en pardessus Crombie bleu sombre de chez Saks, sur la Cinquième Avenue, était arrivé à la Loubianka sous la neige, peu après vingt heures ce soir-là, remontant la côte détrempée à l’arrière d’une Volga officielle.
Un appel de Iouri Arseniev à son vieux pote Nikolaï Oborine (copain de chasse, partenaire de vodka et aujourd’hui chef de la Dixième Section, à moins qu’il ne s’agît du Bureau du Fonds des Archives nationales spéciales ou de n’importe quel autre nom dont les Écureuils auraient choisi de s’affubler cette semaine-là) lui avait ouvert les portes.
« Écoute, Niki, j’ai un jeune homme dans mon bureau, là, avec moi. Il s’appelle Souvorine et on est tombés sur une embrouille… C’est bien lui… Niki, écoute-moi, je ne peux pas t’en dire plus que ça : il y a un diplomate étranger — occidental, haut placé — qui a monté une combine, de la contrebande… Non, pas des icônes cette fois-ci, attends un peu, des documents, et on pensait monter un piège… C’est ça, c’est ça, tu me retires les mots de la bouche, camarade : quelque chose de gros, quelque chose d’irrésistible… Oui, c’est une idée, mais qu’est-ce que tu penserais de ça : tu sais, le cahier dont parlaient toujours les vieux du NKVD, comment ça s’appelait, déjà ?… Ah oui, le “testament de Staline”… Eh bien, c’est justement pour ça que je t’appelle. On a un problème. Il doit rencontrer la cible demain… Ce soir ? Oui, il peut le faire ce soir, Niki, j’en suis certain — je le regarde et il me fait signe que oui — il peut le faire ce soir… »
Souvorine n’avait même pas eu à répéter son histoire, sans parler d’y ajouter des détails. Une fois dans le hall de marbre de la Loubianka et ses papiers vérifiés, il avait suivi les instructions et demandé à voir un certain Blok, qui était au courant. Il attendit dans le vestibule désert, sous l’œil impassible des gardes silencieux et du grand buste blanc d’Andropov, puis un bruit de pas se fit entendre. Blok, personnage sans âge, voûté et poussiéreux, portant un trousseau de clés à la ceinture, le conduisit dans les profondeurs de la bâtisse, puis dans une cour sombre et humide qui donnait sur ce qui ressemblait à une petite forteresse. Au premier étage, en haut de l’escalier, une pièce exiguë : une chaise, un bureau, un plancher grossier au sol et des barreaux aux fenêtres…
« Vous voulez quoi exactement ?
— Tout.
— C’est vous qui voyez », fit Blok, et il partit.
Souvorine avait toujours préféré regarder vers l’avenir plutôt que de contempler le passé : raison de plus pour se sentir proche des Américains. Et puis quel autre choix avait le Russe d’aujourd’hui ? La paralysie. La fin de l’histoire lui apparaissait comme une excellente idée. En ce qui concernait Felix Souvorine, l’histoire ne finirait jamais assez tôt.
Cependant, même lui ne pouvait échapper aux fantômes de cet endroit. Au bout d’une minute, il se levait déjà pour examiner les lieux. En tendant la tête vers la haute fenêtre, il s’aperçut qu’il pouvait voir jusqu’à l’étroite bande de ciel nocturne, puis, tout en bas, jusqu’aux soupiraux qui indiquaient, au niveau du sol, les cellules de la vieille Loubianka. Il pensa à Isaac Babel, enfermé là-dedans, quelque part, torturé jusqu’à ce qu’il trahisse ses amis puis se rétractant comme un fou, à Boukharine et à sa dernière lettre à Staline (« Je ne ressens, vis-à-vis de toi, vis-à-vis du Parti, vis-à-vis de la cause dans son ensemble, qu’un grand amour illimité : je vous embrasse en pensée, adieu à tout jamais… » ), à Zinoviev, incrédule, que son garde dut traîner pour qu’il soit fusillé (« Je t’en prie, camarade, je t’en prie, pour l’amour de Dieu, appelle Iossif Vissarionovitch… » ).
Il sortit son téléphone portable, composa le numéro familier et parla à sa femme.
« Coucou, tu ne devineras jamais où je suis… Qui peut le dire ? » Il se sentit aussitôt mieux en entendant sa voix. « Je suis désolé pour ce soir. Bon, embrasse les petits pour moi, tu veux… ? Et un bisou pour toi aussi, Serafima Souvorina… »
La police secrète était à l’épreuve du temps et de l’histoire. Elle s’était maintes fois transformée, et c’était là son secret. La Tcheka était devenue le GPU, puis l’OGPU, puis le NKVD, puis le NKGB, puis le MGB, puis le MVD et enfin le KGB : dernier stade de l’évolution. Mais alors, voilà que le puissant KGB lui-même s’était vu contraint, en raison du coup d’État manqué, de se scinder en deux toutes nouvelles séries d’initiales : le SVR — les espions —, installé à Iassenevo, et le FSB — la sécurité intérieure —, qui restait ici, dans la Loubianka, parmi les ossements.
Et l’on considérait, dans les plus hautes sphères du Kremlin, que le FSB, au moins, n’était en fait rien de plus que le dernier avatar d’une longue tradition de lettres redistribuées, que, pour reprendre les paroles immortelles de Boris Nikolaïevitch lui-même adressées à Arseniev au cours d’un bain de vapeur dans la datcha présidentielle, « ces fumiers de la Loubianka sont toujours les mêmes vieux fumiers qu’ils ont toujours été ». Ce qui expliquait pourquoi, lorsque le président avait décrété qu’il convenait d’enquêter sur Vladimir Mamantov, cette tâche n’avait pas été confiée au FSB mais au SVR — et tant pis s’ils n’avaient pas vraiment les moyens de s’en acquitter.
Souvorine avait quatre hommes pour couvrir la ville.
Il appela Vissari Netto pour prendre connaissance des dernières données. La situation n’avait pas changé : la cible principale — n° 1 — n’était toujours pas retournée à son appartement. L’épouse de la cible — n° 2 — se trouvait toujours sous sédatifs. L’historien — n° 3 — était toujours à son hôtel, en train de dîner maintenant.
« Il y en a qui ont de la chance », marmonna Souvorine. Il y eut un bruit dans le couloir. « Tiens-moi au courant », ajouta-t-il d’une voix ferme avant de couper la communication. Il pensa que c’était certainement ce qu’il fallait dire.
Il s’était attendu à un dossier, peut-être deux. Mais quand Blok ouvrit la porte à la volée en poussant un chariot d’acier, celui-ci était couvert de dossiers, peut-être vingt ou trente, dont certains étaient si vieux que, lorsqu’il perdit le contrôle de son engin qui alla buter contre le mur, un nuage de poussière s’en échappa pour manifester leur réprobation.
« C’est vous qui voyez, répéta Blok.
— Il y a tout ?
— Ça va jusqu’en 1961. Vous voulez le reste ?
— Bien sûr. »
Il ne pouvait les lire tous. Il lui aurait fallu un mois. Il se contenta donc de défaire le ruban de chaque paquet, de feuilleter les pages déchirées et cassantes pour voir si elles contenaient quoi que ce soit d’intéressant, puis de remettre le ruban en place. C’était un travail sale. Ses mains ne tardèrent pas à noircir. Les poussières envahissaient la membrane de son nez et lui donnaient mal à la tête.
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