Il crut voir quelqu’un qu’il reconnaissait — du symposium, probablement — et il leva la main, mais la personne s’était déjà détournée.
Sur le comptoir de la réception, une pancarte indiquait : Les clients qui demandent une communication internationale doivent SVP laisser un dépôt en liquide. Kelso ressentit en la lisant un nouveau pincement de nostalgie. Tant de choses dans sa vie et personne à qui les raconter. Cédant à une impulsion, il laissa cinquante dollars et fendit le hall bondé en direction des ascenseurs.
Trois mariages. Il songeait à cet exploit en filant vers le ciel. Trois divorces par ordre ascendant d’amertume.
Kate… bon, Kate ne comptait guère. Ils étaient étudiants tous les deux et leur union était vouée à l’échec depuis le début. Kate avait même continué de lui envoyer des cartes de vœux jusqu’à son départ pour New York. Irina… elle avait au moins fini par obtenir son passeport, ce qui, soupçonnait-il, avait été l’objet principal de toute l’entreprise. Mais Margaret — la pauvre Margaret — était enceinte quand il l’avait épousée, c’était d’ailleurs pour cela qu’il l’avait épousée, et elle avait attendu leur second enfant sitôt après la venue du premier. Ils s’étaient donc soudain retrouvés dans un quatre pièces étriqué non loin de Woodstock Road, le prof d’histoire et l’étudiante en histoire, qui n’avaient pourtant aucune histoire entre eux. Cela avait duré douze ans — « aussi longtemps que le III eReich », avait répondu Fluke, ivre, à un journaliste le jour où la demande de divorce de Margaret avait été publiée. On ne le lui avait jamais pardonné.
Mais elle n’en restait pas moins la mère de ses enfants. Maggie. Margaret. Il allait appeler cette pauvre Margaret.
Dès que l’opérateur l’eut branché sur le circuit international, la ligne rendit un son bizarre, et la première réaction de Kelso fut : Ces téléphones russes ! Alors il secoua vivement le combiné tandis que la sonnerie retentissait à New York.
« Allô. » La voix familière lui parut curieusement vive.
« C’est moi.
— Oh. » Voix plate soudain ; morte. Pas même hostile.
« Désolé de gâcher ta journée. » Il avait voulu faire une plaisanterie, mais celle-ci sortit mal, avec une nuance d’amertume et d’apitoiement. Il essaya encore. « J’appelle de Moscou.
— Pourquoi ?
— Pourquoi j’appelle, ou pourquoi j’appelle de Moscou ?
— Tu as bu ? »
Il contempla le flacon vide. Il avait oublié qu’elle était capable de sentir une haleine à six mille kilomètres. « Comment vont les enfants ? Je peux leur parler ?
— On est mardi matin, onze heures. Où crois-tu donc qu’ils peuvent bien être ?
— À l’école ?
— Bravo, papa. » Elle rit malgré elle.
« Écoute, fit-il. Excuse-moi.
— De quoi en particulier ?
— De ne pas avoir versé l’argent du mois dernier.
— Des trois derniers mois !
— Il y a eu un « schmilblik » à la banque.
— Trouve un boulot, Fluke.
— Comme toi, tu veux dire ?
— Va te faire foutre.
— D’accord. Je retire. » Il fit une nouvelle tentative. « J’ai parlé à Adelman ce matin. Il a peut-être quelque chose pour moi.
— Parce que ça ne peut pas continuer comme ça, tu sais ?
— Je sais. Écoute. Je suis peut-être sur quelque chose ici…
— Qu’est-ce qu’Adelman te propose ?
— Adelman ? Oh, de l’enseignement. Mais ce n’est pas à ça que je pense. Je suis sur un coup ici, à Moscou. Ce ne sera peut-être rien. Mais ce sera peut-être énorme.
— Qu’est-ce que c’est ? »
Cette ligne était vraiment bizarre. Kelso entendait sa propre voix repasser dans son oreille, mais avec un décalage trop grand pour être un écho. « Mais ce sera peut-être énorme », s’entendit-il dire.
« Je ne veux pas en parler au téléphone.
— Tu ne veux pas en parler au téléphone… »
« Je ne veux pas en parler au téléphone. »
« … Non, évidemment. Et tu sais pourquoi ? Parce que ce sont toujours les mêmes foutaises…
— Attends, Maggie. Entends-tu ma voix deux fois ?
— Adelman te propose un boulot convenable, mais évidemment, tu ne veux pas en entendre parler, parce que ça voudrait dire affronter… »
« Entends-tu ma voix deux fois ? »
« … tes responsabilités… »
Tout doucement, Kelso reposa le combiné. Il l’examina un instant et se mordit la lèvre, puis il se rallongea sur le lit et alluma une nouvelle cigarette.
* * *
Staline, comme vous le savez, méprisait les femmes.
En fait, il voyait en la notion même de femme intelligente un pur oxymoron : il les appelait « des boucles d’oreilles avec des idées ». De la femme de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, il a fait un jour remarquer à Molotov : « Elle se sert peut-être des mêmes toilettes que Lénine, mais ça ne veut pas dire qu’elle sache quoi que ce soit du léninisme. » Après la mort de Lénine, Kroupskaïa croyait que son statut de veuve du grand homme la protégerait des purges, mais Staline n’a pas tardé à la détromper. « Si tu ne la fermes pas, lui a-t-il dit, on va donner au Parti une nouvelle veuve de Lénine. »
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là toute l’histoire. Et nous arrivons maintenant à l’un de ces étranges retournements des vérités établies qui rendent notre profession si intéressante. En effet, si l’on considérait comme admis que Staline ne s’intéressait guère aux femmes — cas classique du politicien qui recentre tous ses appétits charnels sur la quête du pouvoir —, la vérité semble bien avoir été à l’opposé. Staline était en fait un homme à femmes.
Cette facette de son caractère n’a été reconnue que récemment. C’est Molotov qui, en 1988, déclarait timidement à Tchouïev (Sto sorok béced s Molotovym, Moscou) que Staline avait « toujours été séduisant pour les femmes ». En 1990, avec la publication posthume de ses derniers entretiens (The Glasnost Tapes, Boston), Khrouchtchev soulevait un peu plus le coin du voile. Aujourd’hui, les archives apportent de nouveaux détails précieux.
Qui étaient ces femmes, des faveurs desquelles Staline a profité avant et après le suicide de sa seconde épouse ? Nous en connaissons certaines. Il y avait l’épouse de A. I. Iegorov, premier adjoint du commissaire à la Défense, qui était connue au Parti pour ses nombreuses aventures. Puis il y avait la femme d’un autre militaire, Goussev, dame qui se trouvait, dit-on, au lit avec Staline la nuit où Nadejda s’est tuée. Il y eut encore Rosa Kaganovna, que Staline, une fois veuf, a envisagé un temps d’épouser. Plus intéressant encore, semble-t-il, il y a eu Genia Allilouïeva, épouse du beau-frère de Staline, Pavel. Sa liaison avec Staline est décrite dans le journal intime que tenait la belle-sœur de celui-ci, Maria. Le journal a été saisi lors de l’arrestation de Maria, et n’est consultable que depuis très peu de temps (F45 O1 D1).
Il ne s’agit là, bien entendu, que des femmes dont nous savons quelque chose. Les autres ne sont que des ombres de l’histoire, comme la jeune servante Valetchka Istomina, qui est entrée au service de Staline en 1935 (« Qu’elle fût ou non la femme de Staline ne regarde personne », a déclaré Molotov à Tchouïev), ou la « belle jeune femme à la peau sombre » que Khrouchtchev a vue un jour à la datcha de Staline. « On m’a dit par la suite qu’elle était répétitrice auprès des enfants de Staline, a-t-il raconté, mais elle n’y est pas restée longtemps. Ensuite, elle a disparu. Elle avait été recommandée par Beria. Beria savait choisir les répétitrices… »
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