« Un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline… »
« Bordel de merde, souffla Arseniev, et son visage flasque parut se tendre.
— L’appel a été donné cet après-midi, à quatorze heures quatorze, par cet homme, poursuivit Netto en lui tendant deux minces chemises beiges. Christopher Richard Andrew Kelso, surnommé généralement “Fluke”.
— Tiens, c’est joli ça », fit Souvorine, qui n’avait pas encore vu la photo. Elle sortait tout juste de la chambre noire et puait l’hyposulfite de soude. « Ça vient d’où ?
— Troisième étage, cour intérieure, face à l’entrée de l’escalier de Mamantov.
— Depuis quand pouvons-nous nous permettre un appartement dans la Maison sur le Quai ? grommela Arseniev.
— C’est vide. Ça ne nous coûte pas un kopeck.
— Combien de temps y est-il resté ?
— Arrivé à quatorze heures trente-deux, mon colonel. Reparti à quinze heures sept. Un de nos agents, le lieutenant Bounine, a alors été chargé de le filer. Kelso a pris le métro à Borovitskaïa, ici, a changé une fois et est sorti à Krasnopresnenskaïa pour se rendre à une maison ici… (Netto posa à nouveau un doigt sur le plan)… rue Vspolnii. Une propriété abandonnée. Il y est entré illégalement et a passé approximativement quarante minutes à l’intérieur. Au dernier rapport, il était ici, se dirigeant à pied vers la Ceinture des Jardins. C’était il y a dix minutes.
— Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Fluke ?
— Verni, mon colonel, répondit aussitôt Netto. Coup de pot.
— Sergo ? Il arrive, ce putain de café ? »
Arseniev, absolument énorme, avait l’habitude de s’endormir s’il n’avait pas sa dose de caféine toutes les heures.
« Ça vient, Iouri Simonovitch », fit une voix dans l’Interphone.
« Les parents de Kelso avaient tous deux plus de quarante ans à sa naissance, mon colonel. »
Arseniev tourna ses petits yeux étonnés vers Vissari Netto. « Qu’est-ce qu’on en a à faire, de ses parents ?
— Eh bien… » Le jeune homme perdit contenance, se bloqua et adressa à Souvorine un regard suppliant.
« Kelso est un coup de pot, expliqua Souvorine. La blague. C’est une blague.
— Et c’est drôle ? »
Ils furent sauvés par l’arrivée du café, apporté par le secrétaire d’Arseniev. La tasse bleue portait l’inscription I LOVE NEW YORK, et Arseniev la leva dans leur direction, comme pour boire à leur santé. « Alors, fit-il en plissant les yeux par-dessus le bord de sa tasse fumante, parlez-moi de ce monsieur Fluke.
— Né à Wimbledon, en Angleterre, en 1944 », lut Netto dans son dossier. (Souvorine trouva remarquable qu’il ait pu rassembler tout cela en un après-midi ; ce garçon était efficace, et ne manquait certainement pas d’ambition.) « Le père, petit bourgeois typique, employé dans un cabinet juridique, trois sœurs, toutes plus âgées ; éducation classique ; obtient en 1973 une bourse pour étudier l’histoire à la faculté de Saint-John, à Cambridge ; passe ses diplômes avec les honneurs et, en 1976… »
Souvorine avait déjà parcouru tout cela — le dossier personnel exhumé des Registres, les quelques coupures de presse, l’article du Who’s Who — et il s’efforçait maintenant de faire correspondre la biographie avec ce cliché, pris à la sauvette, d’une silhouette en imperméable en train de quitter un appartement. Le grain de la photo évoquait plaisamment les années cinquante : l’homme, qui regardait de l’autre côté de la rue, une cigarette aux lèvres, ressemblait à ces acteurs français un peu miteux qui jouaient en leur temps les flics roublards. Fluke. Un surnom vous colle-t-il à la peau parce qu’il vous va bien ou est-ce que c’est vous qui évoluez inconsciemment pour mieux lui correspondre ? Fluke, l’adolescent gâté et flemmard, couvé par toutes les femmes de sa famille, qui surprend ses professeurs en décrochant cette bourse à Cambridge — la première de l’histoire de ce petit lycée. Fluke, l’étudiant fêtard qui, sans effort apparent, sort trois ans plus tard premier de sa promotion. Fluke qui se retrouve justement sur le palier d’un des types les plus dangereux de Moscou — quoiqu’il ait dû, en tant qu’étranger, se sentir invulnérable. Oui, mieux valait se méfier avec ce verni de Fluke…
« … Bourse à Harvard en 1968 ; admis à l’université de Moscou dans le cadre du programme “Étudiants pour la Paix” en 1980 ; contacts avec des dissidents (voir annexe A) conduisant à une recatégorisation de “bourgeois libéral” en “conservateur et réactionnaire” ; thèse de doctorat publiée en 1984, Le Pouvoir dans les campagnes : les paysans de la région de la Volga, 1917–1922 ; maître de conférences en histoire moderne à l’université d’Oxford de 1983 à 1994 ; habite maintenant New York ; auteur de Oxford. Histoire de l’Europe de l’Est, 1945–1987 ; Vortex. La Chute de l’empire soviétique , publié en 1993 ; de nombreux articles…
— Très bien, Netto, fit Arseniev en levant la main. Il se fait tard. Est-ce qu’on lui a déjà fait des avances ? » La question s’adressait à Souvorine.
« Deux fois, répondit celui-ci. Une fois à l’université, évidemment, en 1980. Et puis une autre fois à Moscou, en 1991, quand on a essayé de le brancher sur la démocratie et la Russie nouvelle.
— Et ?
— Et ? En lisant les rapports ? Je dirais qu’il nous a ri au nez.
— Est-ce qu’on pense que ce serait un agent occidental ?
— Peu vraisemblable. Il a écrit un article dans le New Yorker — c’est dans le dossier — pour décrire comment la CIA et le SIS ont essayé tous deux de le recruter. Plutôt amusant, en fait. »
Arseniev se rembrunit. Il n’aimait guère la publicité, de quelque côté que ce fut. « Une femme ? Des enfants ? »
Netto se remit aussitôt en selle. « Marié trois fois. » Il adressa un regard à Souvorine, qui lui fit de la main signe de continuer : il préférait rester en retrait. « Épouse d’abord, encore étudiant, Katherine Jane Owen, divorce en 1979. Épouse ensuite Irina Mikhaïlovna Pougatcheva, en 1981…
— Il a épousé une Russe ?
— Une Ukrainienne. Presque certainement un mariage arrangé. Elle était expulsée de l’université pour activités contre l’État. C’est le début des relations de Kelso avec des dissidents. Elle a obtenu un visa en 1984.
— On l’a retenue ici pendant trois ans ?
— Non, mon colonel. Ce sont les Anglais qui bloquaient. Quand ils l’ont enfin laissée entrer sur leur territoire, Kelso vivait déjà avec une de ses étudiantes, une Américaine boursière à Oxford. Le mariage avec Pougatcheva est dissous en 1985. Elle est maintenant remariée à un orthodontiste de Glamorgan. Il y a un dossier, mais je crains de ne pas avoir…
— Aucune importance, fit Arseniev. On va se noyer sous la paperasse. Et le troisième mariage ? » Il adressa un clin d’œil à Souvorine. « Un vrai Roméo !
— Margaret Madeline Lodge, une étudiante américaine…
— La boursière d’Oxford ?
— Non, une autre boursière à Oxford. Il épouse celle-ci en 1986. Divorce l’année dernière.
— Des gosses ?
— Deux fils. Qui habitent avec leur mère à New York.
— On ne peut s’empêcher d’admirer ce type », commenta Arseniev qui, malgré sa corpulence, avait une maîtresse au Service technique. Il contempla la photographie, les coins de la bouche baissés en une mimique admirative. « Qu’est-ce qu’il fait à Moscou ?
— Rossarkhiv a organisé une conférence pour les spécialistes étrangers, dit Netto.
— Felix ? »
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