Kelso contempla son reflet dans la vitre assombrie. Il se sentait nerveux, autant l’admettre. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il s’était jeté dans la gueule du loup, qu’il avait commis une erreur grossière en parlant du cahier à Mamantov. Comment le Russe avait-il appelé cela, déjà ? Un truc à se tuer ?
Kelso ne se détendit que lorsque la lumière revint et que la rame repartit avec une secousse. Le rythme apaisant de la normalité reprit.
Lorsque Kelso réapparut enfin à la surface, il était plus de seize heures. Très bas, à l’ouest, rasant à peine la cime des arbres sombres qui bordaient le parc zoologique, une fissure citronnée trouait les nuages. Le coucher de soleil hivernal serait là dans une heure. Il devait se dépêcher. Il replia son plan en un petit carré et le plaça de sorte que la station de métro se trouve à sa droite. L’entrée du zoo se trouvait de l’autre côté de la rue — des rochers rougeâtres, une chute d’eau, une tour de conte de fées —, et il y avait un peu plus loin une buvette fermée hors saison, avec ses tables de plastique empilées et ses parasols à rayures repliés, agités par le vent. Il entendait le bruit de la circulation sur la Ceinture des Jardins, deux cents mètres plus loin. Là, il fallait traverser, et puis prendre à gauche et enfin à droite, et ce devait être là. Il fourra le plan dans sa poche, ramassa sa sacoche et entreprit de gravir la côte pavée qui conduisait au grand carrefour.
Dix voies de circulation formaient un fleuve immense de lumière et d’acier. Il le traversa par sections et se retrouva soudain dans le quartier diplomatique de Moscou : rues larges, demeures imposantes, vieux bouleaux pleurant leurs feuilles mortes sur des voitures noires et luisantes. L’endroit n’était pas très animé. Il croisa un homme aux cheveux argentés qui promenait un caniche et une femme en bottes de caoutchouc vert qui dépassaient de façon incongrue de sa robe musulmane. Derrière le voile épais des rideaux qui masquaient les fenêtres, Kelso distinguait parfois la constellation jaune d’un lustre. Il s’arrêta à l’angle de la rue Vspolnii avant de s’y engager. Une voiture de la milice se dirigeait lentement vers lui puis disparut vers la droite. La voie était libre.
Il repéra la maison tout de suite, mais préféra prendre ses marques et vérifier qu’il n’était pas suivi. Il dépassa donc l’édifice et alla jusqu’au bout de la rue avant de revenir par le trottoir d’en face. « Il y avait une lune en faucille rouge, et une seule étoile rouge. Et l’endroit était gardé par des barbares avec du noir sur la figure… » Il comprit soudain ce que le vieillard avait voulu dire. Une lune en faucille rouge et une seule étoile rouge : il devait s’agir d’un drapeau, un drapeau musulman. Et les figures noircies ? Il devait s’agir d’une ambassade — le bâtiment était trop grand pour un autre usage —, l’ambassade d’un pays musulman, d’Afrique du Nord peut-être. Il était certain d’avoir raison. C’était une grande bâtisse, assurément, laide et sinistre, construite en pierre couleur de sable qui lui donnait l’allure d’un bunker. Elle courait sur une bonne quarantaine de mètres le long du trottoir ouest de la rue. Il compta treize fenêtres. Au-dessus de l’entrée imposante, il y avait un balcon métallique sur lequel donnait une double porte. Il n’y avait plus ni plaque ni drapeau à présent. S’il s’était agi d’une ambassade, elle était abandonnée ; l’endroit semblait désert.
Il traversa la rue et s’approcha de la maison, touchant la pierre rugueuse avec sa paume. Il se dressa sur la pointe des pieds et essaya de regarder par les fenêtres. Mais elles étaient trop hautes et de toute façon obstruées par l’omniprésent tulle grisâtre. Il y renonça et longea la façade jusqu’au coin de la rue. La maison donnait sur cette rue-là aussi. Treize fenêtres encore, pas de porte, trente ou quarante mètres de maçonnerie lourde : immense, imprenable. Au bout de ce côté de la maison s’élevait un mur de la même pierre, d’environ trois mètres de haut et doté d’une porte en bois cloutée et verrouillée. Le mur continuait le long de la rue, bordait ensuite la Ceinture des Jardins et remontait enfin la ruelle étroite qui formait le quatrième côté de la propriété.
Kelso en fit le tour et comprit pourquoi Beria avait choisi de vivre là, et pourquoi ses rivaux avaient décidé de le capturer au Kremlin plutôt qu’ici. Retranché dans cette forteresse, il aurait pu soutenir un siège.
Les lumières se faisaient plus vives dans les maisons avoisinantes à mesure que le soir tombait. Mais la maison de Beria restait résolument obscure. Elle semblait concentrer toutes les ombres alentour.
Kelso entendit une portière de voiture claquer et retourna vers l’angle de la rue Vspolnii. Pendant qu’il se trouvait à l’arrière de la propriété, une petite camionnette s’était garée devant.
Il hésita, puis se dirigea vers le véhicule.
Il s’agissait d’un modèle russe, blanc, sans inscription ni personne à l’intérieur. On venait juste de couper le moteur et il émettait encore un petit cliquetis en refroidissant.
Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Kelso regarda vers la porte de la maison et s’aperçut qu’elle était entrouverte. Une fois encore, il hésita et jeta un coup d’œil des deux côtés de la rue tranquille. Il s’approcha alors de l’entrée, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et appela.
Ses mots résonnèrent dans le hall désert. Une faible lueur bleutée filtrait à l’intérieur, mais il n’eut pas besoin de s’avancer pour voir que le sol formait un carrelage noir et blanc. Un grand escalier partait sur la gauche. Il émanait de la maison une forte odeur de poussière aigre et de vieux tapis ; l’immobilité ambiante donnait l’impression qu’elle était fermée depuis des mois. Kelso poussa la porte grande ouverte et fit un pas à l’intérieur.
Il appela de nouveau.
Il se trouvait à présent devant une alternative : rester près de la porte ou pénétrer plus avant dans la maison. Il choisit d’avancer et, tel un rat de laboratoire dans un labyrinthe, se retrouva aussitôt confronté à plusieurs options. Il pouvait rester où il était, ou bien prendre la porte de gauche, ou l’escalier, ou encore le couloir qui s’enfonçait dans l’obscurité au-delà de l’escalier, ou bien l’une des trois portes qui s’ouvraient à sa droite. La difficulté de choisir le paralysa un instant. Mais l’escalier se trouvait juste en face de lui et lui parut donc un choix évident ; et peut-être, inconsciemment, se sentait-il attiré par l’avantage de la hauteur, par l’idée de dominer ceux qui se trouveraient au rez-de-chaussée, ou du moins d’être à égalité avec eux si jamais il les rencontrait là-haut.
C’était un escalier de pierre. Kelso portait des bottines de daim marron à semelle de cuir qu’il avait achetées à Oxford des années plus tôt, et il avait beau faire tout son possible pour marcher sans bruit, chaque pas semblait résonner comme un coup de feu. Mais cela n’avait pas d’importance. Il n’était pas un voleur, aussi, pour souligner ce fait, décida-t-il d’appeler à nouveau : Priviet ! Kto tam ? « Salut ! Il y a quelqu’un ? »
L’escalier tournait vers la droite, lui donnant une bonne vision du puits sombre et bleuté de l’entrée, troué par un trait de bleu plus clair jaillissant de la porte ouverte. Il atteignit le palier, soit un vaste couloir partant à droite et à gauche pour se fondre des deux côtés dans une pénombre digne de Rembrandt. Une porte se trouvait juste en face. Il essaya de se repérer. Elle devait donner sur la pièce qui se trouvait juste au-dessus de l’entrée, celle au balcon métallique. Qu’est-ce que c’était ? Une salle de bal ? La chambre principale ? Il y avait du parquet dans le couloir, et Kelso se rappela Rapava décrivant l’empreinte humide des pieds de Beria sur le bois ciré lorsqu’il s’était dépêché d’aller répondre au coup de fil de Malenkov.
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