Il s’approcha de l’endroit en question, s’agenouilla et plongea lentement la main dans les feuilles. Elles étaient sèches en surface mais formaient un amas mouillé en dessous. Il les écarta, libérant un riche parfum de terreau humide — la terre noire et odorante de la Mère Russie.
« Ne le fais pas aussi grand. Ce n’est pas une tombe. Tu te fatigues pour rien… »
Il dégagea les feuilles sur une surface d’environ un mètre carré et, bien que la visibilité ne fût plus très bonne, elle l’était juste assez, et puis il suffisait de toucher. On avait retiré l’herbe à cet endroit, et l’on avait creusé. Ensuite on avait rebouché le trou en essayant de remettre les mottes dans leur position initiale. Mais certains morceaux s’étaient effrités et d’autres chevauchaient le bord de la fosse, ce qui donnait un beau fouillis, comme un puzzle tout cassé et boueux. Kelso se dit qu’on avait agi dans la précipitation, et que cela s’était fait tout récemment, peut-être même aujourd’hui. Il se releva et brossa les feuilles mouillées de son imperméable.
« Ne ressentez-vous pas la puissance du camarade Staline, même du fond de sa tombe ? »
Derrière le haut mur, il entendait le bruit de la circulation sur la voie rapide. La normalité semblait à portée de main. Il remit un tapis de feuilles sur la terre fraîchement retournée en les poussant du revers du pied, ramassa sa sacoche et partit en trébuchant vers le bout du jardin, vers les bruits de la vie. Il fallait qu’il sorte maintenant. Autant l’admettre, il était ébranlé. Les cerisiers s’étendaient presque jusqu’au mur qui se dressait, raide et nu devant lui, pareil au périmètre d’une prison victorienne. Il n’y avait aucun moyen de l’escalader.
Un étroit sentier bétonné longeait le mur d’enceinte. Kelso prit vers la gauche. Le sentier suivait l’angle et le ramena vers la maison. À mi-chemin, il remarqua un rectangle plus sombre : la porte de jardin qu’il avait vue de la rue. Celle-ci aussi disparaissait presque sous la végétation et il lui fallut casser les branches folles d’un taillis pour l’atteindre. Elle était verrouillée, ou peut-être seulement coincée par la rouille. Le gros anneau de fer qui servait de poignée refusait de tourner. Kelso alluma son briquet et l’en approcha pour mieux voir. La porte était solide, mais le chambranle paraissait plus faible. Il recula et lança un grand coup de pied dedans, sans que rien ne se passe. Il essaya encore, mais en vain.
Il reprit le sentier. Il se trouvait maintenant à une trentaine de mètres de la maison. Son toit bas se découpait nettement contre le ciel. Kelso distinguait une antenne râteau et la masse d’une haute cheminée à laquelle se trouvait fixée une antenne parabolique. Elle était trop grosse pour être une simple antenne de télévision.
C’est alors qu’il contemplait distraitement l’antenne parabolique que son œil saisit l’éclat d’une lumière par une fenêtre de l’étage. Elle s’évanouit si rapidement qu’il crut avoir rêvé et se répéta de rester calme, de trouver simplement un outil pour sortir de là. Mais alors la lumière réapparut, comme la lumière d’un phare — pâle, puis lumineuse, puis pâle à nouveau —, comme si quelqu’un braquait alternativement une torche puissante sur la fenêtre puis sur l’obscurité de la pièce en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre.
Le gardien soupçonneux était revenu.
« Bon Dieu. » Kelso avait les lèvres si serrées qu’il put à peine émettre ces deux syllabes. « Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu. »
Il remonta en courant le sentier jusqu’à la serre. Une porte délabrée s’ouvrit juste assez pour lui livrer un passage. Les plantes grimpantes en assombrissaient l’intérieur. Des tables à tréteaux, un vieux cageot, des plateaux vides pour la germination, des pots de fleurs… rien, rien.
Il s’engagea précipitamment dans une allée étroite. Des feuilles de quelque chose lui caressèrent le visage, puis il se cogna dans un immense objet métallique. Un énorme poêle en fonte. Et, juste à côté, un tas de vieux ustensiles, une pelle, un seau à charbon, une pince, un tisonnier. Un tisonnier .
Il retourna sur le sentier, son trophée à la main, puis il s’empressa d’introduire le bout du tisonnier dans l’espace entre la porte du jardin et le chambranle, juste au-dessus de la serrure. Il souleva et entendit un craquement. Le tisonnier avait maintenant du jeu. Il le renfonça dans la fente et tira encore. Nouveau craquement. Kelso répéta l’opération un peu plus bas. Le chambranle cédait.
Il recula de quelques pas et se précipita sur la porte pour l’enfoncer avec l’épaule. Une force qui lui parut bien supérieure à ses capacités physiques — comme la somme de sa volonté, de sa peur et de ses fantasmes — le propulsa alors de l’autre côté de la porte, hors de ce jardin, dans la rue calme et déserte.
À six heures ce soir-là, le commandant Felix Souvorine, accompagné de son adjoint, le lieutenant Vissari Netto, présenta un rapport sur les événements de la journée à leur supérieur immédiat, le colonel Iouri Arseniev, chef de la RT de la Première Direction générale.
L’atmosphère était, comme d’habitude, décontractée. L’air endormi, Arseniev se tenait vautré derrière son bureau, sur lequel on avait placé un plan de Moscou et un lecteur de cassettes. Souvorine fumait sa pipe, confortablement installé sur le canapé, près de la fenêtre. Netto réglait le lecteur de cassettes.
« La première voix que vous allez entendre, mon colonel, est celle de M me Mamantova. »
Il appuya sur la touche MARCHE.
« Qui est-ce ?
— Christopher Kelso. Pourrais-je parler au camarade Mamantov ?
— Oui ? Qui est-ce ?
— Comme je vous l’ai dit, mon nom est Kelso. Je suis dans une cabine. C’est urgent.
— Oui, mais qui est-ce ? »
Netto appuya sur PAUSE.
« Pauvre Ludmilla Fedorova, commenta tristement Arseniev. Vous l’avez connue, Felix ? Je l’ai rencontrée quand elle était à la Loubianka. Une sacrée bonne femme ! Un corps de déesse, un esprit acéré comme une lame et une langue qui allait avec.
— Ce n’est plus le cas, plus en ce qui concerne l’esprit du moins.
— L’autre voix vous sera encore plus familière, colonel », annonça Netto.
MARCHE.
« Bon, ici Mamantov. Qui êtes-vous ?
— Kelso. Professeur Kelso. Vous vous souvenez peut-être de moi ?
— Je me souviens de vous. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous voir.
— Pourquoi voudrais-je vous voir après les conneries que vous avez écrites ?
— Je voudrais vous poser certaines questions.
— À quel sujet ?
— Au sujet d’un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline.
— La ferme.
— Quoi ?
— Je vous ai dit de la fermer. Je réfléchis. Où êtes-vous ?
— Près de l’immeuble d’Intourist, dans la rue Mokhavaïa.
— Vous êtes tout près. Vous n’avez qu’à venir. »
ARRÊT.
« Repassez-moi ça, demanda Arseniev. Pas Ludmilla, juste la suite. »
Par la vitre blindée qui se trouvait derrière Arseniev, Souvorine voyait les vaguelettes des lumières allumées dans les bureaux se refléter dans le plan d’eau ornemental de Iassenievo, puis la grosse tête de Lénine illuminée et, au-delà, presque invisible déjà, la ligne sombre de la forêt qui formait comme des dents de scie contre le ciel du soir. Des phares clignotèrent entre les arbres, puis disparurent. Une patrouille de surveillance, pensa Souvorine en réprimant un bâillement. Il était content que Netto puisse se charger du commentaire. Il fallait donner sa chance à ce garçon.
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