Kelso sourit. Mamantov n’avait pas changé du tout. « Vous ne pouvez pas prétendre cela sérieusement.
— Vous n’êtes pas russe. Imaginez que votre pays propose de vendre ses archives nationales à une puissance étrangère pour quelques misérables millions de dollars.
— Mais vous ne vendez pas vos archives. Il s’agit seulement de mettre les dossiers sur microfilms pour que les spécialistes puissent les consulter.
— Les spécialistes de Californie , répliqua Mamantov, comme si cela devait clore le sujet. C’est très ennuyeux. Mais j’ai un rendez-vous urgent. (Il consulta sa montre.) Je vous donne cinq minutes pour en venir aux faits. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cahier de Staline ?
— Ça fait partie de mes recherches.
— Des recherches ? Des recherches sur quoi ? »
Kelso hésita. « Les événements qui entourent la mort de Staline.
— Continuez.
— Si je pouvais juste vous poser deux ou trois questions, je pourrais peut-être vous expliquer la relation…
— Non, coupa Mamantov. On va faire l’inverse. Vous me parlez d’abord du cahier, et puis je répondrai peut-être à vos questions.
— Vous répondrez peut-être à mes questions ? »
Mamantov consulta à nouveau sa montre. « Quatre minutes.
— Bon, d’accord, fit vivement Kelso. Vous vous souvenez de la biographie officielle de Staline par Dimitri Volkogonov ?
— Le traître Volkogonov ? Vous me faites perdre mon temps. Ce bouquin n’est qu’un ramassis de conneries.
— Vous l’avez lu ?
— Bien sûr que non. Il y a assez de saloperies comme ça dans le monde sans que j’aille sauter dedans à pieds joints.
— Volkogonov assure que Staline conservait des papiers — des papiers d’ordre privé, dont un cahier d’écolier à couverture de toile cirée noire — dans son coffre-fort du Kremlin, et que ces papiers ont été dérobés par Beria. Il tient cette histoire d’un homme que vous devez connaître, je pense. Alexeï Alexeïevitch Iepichev. »
Il y eut un mouvement presque imperceptible — un frémissement, pas plus — dans les yeux gris et durs de Mamantov. Il en a déjà entendu parler, pensa Kelso. Il connaît l’existence du cahier…
« Et ?
— Et je me demandais si vous n’aviez rien vu là-dessus quand vous écriviez votre article sur Iepichev pour le répertoire biographique. C’était un ami à vous, il me semble ?
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? » Mamantov jeta un coup d’œil sur le sac de Kelso. « Vous avez trouvé ce cahier ?
— Non.
— Mais vous connaissez quelqu’un qui sait peut-être où il se trouve ?
— Quelqu’un est venu me voir », commença Kelso, puis il s’interrompit. Le silence régnait à présent dans l’appartement. La vieille femme avait fini de gémir, mais le garde du corps n’était pas revenu. Un exemplaire d ’Aurora traînait sur la table de l’entrée.
Il prit soudain conscience que personne à Moscou ne savait où il était. Il ne figurait plus nulle part.
« Je vous retarde, dit-il. Je pourrais peut-être revenir quand j’aurai…
— Ce n’est pas nécessaire », assura Mamantov, se radoucissant.
Il jaugeait Kelso de ses yeux vifs, passant du visage aux mains, évaluant la puissance potentielle des bras et de la poitrine avant de remonter vers le visage. Kelso se dit que sa technique de conversation relevait du pur léninisme : Enfonce la baïonnette. Si ça tombe sur du gras, enfonce encore. Si ça tombe sur du fer, retire et attends un autre jour.
« Je vais vous dire, professeur Kelso, dit Mamantov. Je vais vous montrer quelque chose. Cela va vous intéresser. Et puis je vous dirai quelque chose. Et puis vous me direz quelque chose. » Il fit avec les doigts un mouvement de va-et-vient entre eux deux. « Nous allons faire un échange. Ça marche comme ça ? »
Kelso essaya ensuite de dresser une liste, mais il ne parvint pas à tout se remémorer : l’immense peinture à l’huile de Guerassimov représentant Staline sur les remparts du Kremlin et la vitrine éclairée au néon remplie de miniatures de Staline — ses plats à l’effigie de Staline et ses boîtes à l’effigie de Staline, ses timbres Staline et ses médailles Staline —, la bibliothèque de livres de Staline et de livres sur Staline, les photographies de Staline, signées et non signées, et le fragment de l’écriture de Staline — crayon bleu, papier à lignes, format in-quarto et encadré — accroché au-dessus du buste de Staline sculpté par Voutchetitch (« … N’épargnez pas les individus, quelle que soit la position qu’ils occupent, n’épargnez que la cause, les intérêts de la cause… »).
Il évolua parmi la collection sous le regard attentif de Mamantov.
« Ce manuscrit, là, fit Kelso… celui-là… c’était une note pour un discours, n’est-ce pas ? — Correct, répondit Mamantov. Octobre 1920, devant l’Inspection des paysans-ouvriers. — Et le Guerassimov ? N’est-il pas identique à l’étude qu’il avait faite en 1938 de Staline et Vorochilov sur le mur du Kremlin ? » Mamantov acquiesça à nouveau d’un hochement de tête, visiblement content de partager ce moment avec un connaisseur : oui, le Guensec avait commandé à Guerassimov une seconde version du tableau laissant Vorochilov de côté — c’était sa façon de rappeler à Vorochilov qu’on pouvait toujours (comment dire ?) s’arranger pour que la vie imite l’art. Un collectionneur du Maryland et un autre de Düsseldorf lui en avaient proposé cent mille dollars, mais Mamantov se refusait absolument à laisser cette œuvre quitter le sol russe. Jamais. Il espérait un jour pouvoir l’exposer à Moscou, avec le reste de sa collection — « quand la situation politique serait plus favorable ».
« Et vous pensez que la situation sera plus favorable un jour ?
— Oh, oui. Objectivement, l’histoire finira par admettre que Staline avait raison. C’est ainsi qu’il faut voir les choses avec Staline. D’un point de vue subjectif, il peut paraître cruel, et même mauvais. Mais c’est dans la perspective objective que l’on découvre la dimension de cet homme. Là, il devient une figure de proue. Je suis intimement persuadé que dès que l’on aura retrouvé la perspective adéquate, on érigera à nouveau des statues à la gloire de Staline.
— Goering disait la même chose d’Hitler au procès de Nuremberg. Et je ne vois pas la moindre statue…
— Hitler a perdu.
— Mais Staline a perdu lui aussi, non ? À la fin ? Si l’on prend la “perspective objective” ?
— Staline a hérité d’une nation qui en était encore aux charrues de bois et nous a légué un empire doté de l’arme atomique. Comment pouvez-vous dire qu’il a perdu ? Ceux qui sont venus après lui, ceux-là ont perdu. Pas Staline. Staline prévoyait ce qui allait arriver, bien sûr. Khrouchtchev, Molotov, Beria, Malenkov… ils se prenaient pour des durs, mais lui, il y voyait clair. “Quand je serai parti, les capitalistes vous attireront comme des chatons aveugles.” Son analyse était juste, comme toujours.
— Vous pensez donc que si Staline avait vécu…
— … nous serions toujours une grande puissance ? Absolument. Mais il n’est donné à un pays d’avoir un homme du génie de Staline qu’une fois par siècle, tout au plus. Et Staline lui-même n’a pas pu trouver de stratagème pour déjouer la mort. Dites-moi, avez-vous lu le sondage d’opinions effectué pour le quarante-cinquième anniversaire de sa disparition ?
— Oui.
— Et qu’en avez-vous pensé ?
— J’ai trouvé les résultats… (Kelso chercha un terme neutre)… remarquables. »
(Remarquables ? Bon Dieu. Ils étaient redoutables. Un tiers des Russes déclaraient voir en Staline un grand chef de guerre. Un Russe sur six trouvait qu’il avait été le plus grand dirigeant que leur pays eût jamais connu. Staline était sept fois plus populaire que Boris Eltsine, alors que le pauvre vieux Gorbatchev n’avait même pas enregistré assez de voix pour être cité. Ce sondage avait eu lieu en mars. Kelso avait été tellement épouvanté qu’il avait essayé de vendre un commentaire au New York Times , mais cela ne les avait pas intéressés.)
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