— Quel était l’intérêt de l’expérience ?
— A terme, cette transmutation atomique aurait dû diffuser une énergie titanesque, dépassant celle de nos centrales nucléaires actuelles. Et qui n’aurait consommé que des matériaux issus de l’eau de mer. Malheureusement, le site a fermé en 1972 et les Russes semblent s’être alors désintéressés de cette technique. Les Européens ont pris le relais mais personne n’a encore atteint des résultats véritablement performants dans ce domaine.
Diane tenta d’avaler sa salive, mais la poussière lui asséchait la gorge. Elle demanda :
— Et… c’était dangereux ? Je veux dire : radioactif ?
— Dans la salle, oui. Le bombardement de neutrons rendait radioactifs les matériaux qui composaient les structures de la machine, comme le cobalt par exemple. Et cette radioactivité pouvait durer plusieurs années. Mais, au-delà, il n’y avait aucun danger. Les murs de la salle elle-même, en plomb et en cadmium, absorbaient les neutrons.
Diane ne parvenait pas imaginer Rolf van Kaen, médecin acupuncteur, et Philippe Thomas, psychologue transfuge, dans un tel environnement.
— Je possède le nom de deux personnes qui, je pense, ont travaillé sur ce site, dit-elle. Vous pouvez vérifier s’ils ont appartenu aux équipes de l’époque ?
— Aucun problème.
Diane épela les patronymes des hommes et résuma leur spécialité. Kamil feuilleta ses listes. Les paperasses peluchaient entre ses doigts comme des parchemins.
— Ils n’y sont pas, dit-il enfin.
— Ces listes sont complètes ?
— Oui. S’ils bossaient dans le tokamak même, ils devraient y être.
— Que voulez-vous dire ?
— Le site du TK 17 était immense. Une véritable ville. Des milliers de personnes y travaillaient. Et il existait des départements annexes.
Une lumière se fit jour dans l’esprit de Diane.
— Quel genre de départements ? Le profil de van Kaen et celui de Thomas pourraient-ils correspondre à une autre spécialité du site ?
Kamil pianota sur ses dossiers. Une lueur de malice brillait dans ses yeux en amande.
— Un acupuncteur et un psychologue : ils auraient pu appartenir à l’unité la plus secrète du TK 17. Celle qui se consacrait à la parapsychologie.
— Quoi ?
— Le site possédait un laboratoire de psychologie expérimentale. Une unité qui s’intéressait aux phénomènes de perception et d’influences non expliqués. Télépathie, clairvoyance, psychokinèse… A cette époque, il existait plusieurs centres de ce genre en URSS.
C’était comme une porte que Diane n’avait pas imaginée et qui s’ouvrait tout à coup sur une clarté aveuglante. Elle interrogea :
— En quoi consistaient les expériences menées dans ces laboratoires ?
L’homme eut une moue incertaine.
— Je ne sais pas exactement. Ce n’est pas mon domaine. Je crois que des psychologues et des physiciens cherchaient à provoquer des états modifiés de conscience, sous hypnose par exemple, et à susciter des phénomènes psi, comme des relations télépathiques ou des guérisons par magnétisme. Ils les étudiaient d’un point de vue physiologique, mais aussi magnétique, électrique…
— Pourquoi un tel laboratoire existait-il près du tokamak ?
Kamil éclata de rire.
— A cause de Talikh ! Il était passionné par ces domaines. Lui-même, parallèlement à ses activités sur la fusion, travaillait sur ce qu’il appelait la " bio-astronomie ". L’influence des étoiles sur le corps humain, sur les tempéraments.
— Comme l’astrologie ?
— Dans une version plus scientifique. Par exemple, il s’intéressait à l’interaction supposée entre le cerveau et le magnétisme solaire. Il existe, paraît-il, statistiquement, une relation entre l’activité du Soleil et la multiplication d’accidents, de suicides, de crises cardiaques… D’après ce qu’on m’a raconté, Talikh lui-même possédait de véritables dons. Il pouvait prévoir des phénomènes stellaires, comme les éclipses. Mais franchement, là, on tombe dans le côté mystique du personnage. Pour ma part, je ne crois pas à ces histoires. Il y a plutôt de quoi rire.
Diane ne riait pas. Elle commençait à saisir au contraire un aspect insoupçonné de l’affaire : Eugen Talikh, prodige de la fusion nucléaire, était aussi un Tseven, un enfant de la taïga, qui avait grandi au sein d’une culture chamanique, traversée de phénomènes inexplicables. Devenu physicien, il s’était sans doute persuadé qu’il pourrait étudier rationnellement ces phénomènes. Alors il avait appelé les meilleurs spécialistes dans ces domaines, comme Rolf van Kaen, virtuose de l’acupuncture, ou Philippe Thomas, transfuge français féru de psychokinèse.
Diane était persuadée qu’elle touchait là le cœur de la vérité. Il lui fallait creuser ce filon, envisager le contexte qui avait permis un tel projet.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, reprit-elle. L’ère du marxisme a été le siècle du matérialisme, du pragmatisme absolu. Le siècle où on a fermé les églises, où l’histoire s’est appuyée sur le réalisme le plus strict. Comment les autorités soviétiques pouvaient-elles prendre au sérieux ces histoires de paranormal ?
Kamil fronça les sourcils pour exprimer sa méfiance.
— Ça vous intéresse tant que ça, la parapsychologie ?
— Tout ce qui concerne la science soviétique m’intéresse.
Le physicien parut se détendre.
— Les relations de la Russie et de la parapsychologie, il y aurait de quoi écrire un roman.
— Faites-moi un résumé.
Il s’appuya contre les vieux cartons et parut se détendre. Les lampes diffusaient toujours des reflets violacés sur ses traits aigus.
— Vous avez raison. D’un côté, le communisme a fondé le siècle le plus pragmatique, le plus rationnel qui soit. En même temps, les Russes restent les Russes. Ils sont fortement imprégnés de spiritualité. Non seulement de religion, mais aussi de croyances ancestrales, de craintes superstitieuses. Par exemple, ils ont toujours pensé que la victoire de Stalingrad avait été favorisée par des esprits chamaniques, libérés dans la région de la Volga. De la même façon, ils ont toujours cru que la conquête spatiale avait été soutenue par des puissances célestes.
Le jeune homme croisa les bras, jouant la résignation.
— On a l’habitude de dire que c’est le côté asiatique de notre peuple. Après tout, la majorité de notre territoire est couvert par la taïga, le royaume des esprits…
Diane intervint :
— Entre les croyances populaires et les laboratoires de recherche, il y a une marge, non ?
— C’est vrai. Mais il existe aussi une tradition scientifique de la parapsychologie dans notre pays. Il ne faut jamais oublier que notre grand Prix Nobel, c’est Ivan Petrovitch Pavlov, l’homme des réflexes conditionnés, l’inventeur de la psychologie moderne. Or, Pavlov admettait certains états distincts de la conscience. Dans les années vingt, son institut comportait même un département consacré à la clairvoyance.
Kamil semblait éprouver à l’égard de ce thème un mélange d’ironie et de fascination. Il poursuivit :
— Dans les années quarante, les purges staliniennes et la Seconde Guerre mondiale ont anéanti ces recherches. Mais, après la mort de Staline, la vague de la parapsychologie est réapparue, comme si elle n’avait jamais quitté l’esprit profond des Russes. Je vais vous raconter une anecdote qui résume bien la mentalité des années soixante. Vous connaissez l’histoire de notre pays ?
— Pas très bien.
Son expression de scepticisme réapparut.
— Vous n’avez jamais entendu parler du vingt-deuxième congrès du parti communiste, en 1961 ?
Читать дальше