— Non.
L’attaché scientifique éclata de rire.
— Quel genre de recherches espérez-vous mener ?
Diane s’efforça de rester calme. Elle demanda, d’un ton humble :
— Vous connaissez un interprète ?
— Je connais mieux que ça. Un jeune Russe, spécialiste de la fusion thermonucléaire. Kamil Gorochov : il parle parfaitement notre langue. Il a effectué plusieurs voyages dans l’Hexagone.
— Vous pensez qu’il acceptera de m’aider ?
— Vous avez de l’argent ?
— Un peu.
— Des dollars ?
— Des dollars, oui.
— Il n’y aura aucun problème. Je le contacte immédiatement.
Diane donna ses coordonnées et remercia son interlocuteur. La minute suivante, son petit déjeuner arrivait. Assise en tailleur, sur son lit, elle dévora les petits pains rassis et savoura le thé trop infusé. Il était servi dans un verre avec une anse d’argent ciselé. A ses yeux, ce seul détail valait tous les croissants du monde. Elle se sentait étrangement légère, apaisée. Comme si le vol de nuit avait dressé entre elle et les événements de Paris une frontière irréversible.
Le téléphone sonna: Kamil Gorochov l’attendait en bas.
Le hall de l’Ukraïnia portait encore les marques de la grandeur stalinienne. Par les hautes fenêtres, le soleil transformait les voilages en de pures stalactites de blancheur, tandis que le sol de marbre miroitait de lumières irisées. Diane repéra un jeune type qui faisait les cent pas près du comptoir, enfoui dans un anorak trop grand pour lui. Il lançait de droite à gauche des regards de rôdeur en cavale.
— Kamil Gorochov ?
L’homme se retourna. Il avait des yeux de chat et de longs cheveux de soie noire. En guise de réponse, il balaya nerveusement une mèche sur son front. Diane se présenta, en français. Le Russe l’écouta, dans une posture mi-méfiante, mi-agressive. Elle hésita: elle n’était plus sûre de parler à la juste personne. Mais le félin demanda tout à coup, dans un français vigoureux
— Vous vous intéressez aux tokamaks ?
Diane précisa
— Je m’intéresse au TK 17.
— Le pire de tous.
— Que voulez-vous dire ?
— Le plus puissant. Le seul qui ait atteint, durant quelques millièmes de seconde, la température de fusion des étoiles.
Il eut un ricanement inquiétant sous sa moustache de cosaque, puis enveloppa le hall d’un regard frondeur, comme s’il prenait toute la salle à témoin. Sa beauté semblait se nourrir exclusivement d’idées noires.
— Vous connaissez le mythe de Prométhée ? demanda-t-il soudain.
Un Russe évoquant à brûle-pourpoint un mythe grec auprès d’une inconnue, dans le hall d’un hôtel poussiéreux : Diane n’était plus à ça près. Elle décida de jouer le jeu :
— L’homme qui a tenté de voler la foudre aux dieux?
Nouveau rictus, nouveau geste pour écarter sa mèche. Kamil ne paraissait pas même remarquer les contusions et les pansements de Diane — ce n’était pas son monde.
— A l’époque des Grecs, reprit-il, c’était une légende. Aujourd’hui, c’est une réalité. Les hommes tentent vraiment de voler leurs secrets aux étoiles. Les archives du TK 17 se trouvent dans une annexe de l’institut Kurchatov, au sud de la ville. Vous me payez le plein et je vous y emmène.
Diane lui lança un sourire radieux. Il tournait déjà les talons, se dirigeant vers la porte-tambour, irradiée de lumière. Elle se glissa dans son sillage en enfilant sa parka. Elle ne parvenait pas à se départir de sa bonne humeur. Elle le sentait : cette visite à Moscou serait fertile.
KAMIL conduisait une R 5 éreintée, dont il semblait pouvoir tirer le maximum. Après quelques circonvolutions, il accéda à une avenue à huit voies.
Diane se souvenait du quartier d’églises et de brumes qu’elle avait traversé la nuit dernière : il n’en était plus question maintenant. De part et d’autre de l’artère, des blocs de briques, des cubes aux façades de verre, de véritables gratte-ciel s’alignaient au cordeau, dans une perspective sans fin.
Ils traversèrent le fleuve puis atteignirent une grande place, vrombissante de circulation. Des cités-dortoirs succédaient à des bâtiments colossaux, arborant des tons mornes qui paraissaient absorber le soleil pour nourrir leur seule amertume. Ils croisèrent des casinos, une gare à la façade de marbre puis le stade Dinamo. Ils empruntèrent alors une nouvelle avenue sur laquelle ouvraient des voies piétonnières.
Diane observait la foule avec émerveillement. Des affluents de chapkas, des rivières de bonnets, des ruisseaux d’écharpes, de pelisses, de cols relevés égrenaient toutes les matières, toutes les chaleurs : laine, feutre, cuir, fourrure… A travers les vitres embuées, les taches de couleur, comme cristallisées par le froid, gagnaient en précision, en vibration. Il existait un cliché sur les visages mornes, les silhouettes tristes des habitants de Moscou. Elle ne retrouvait rien de cela ici. Au contraire, à la vue de cette multitude, elle éprouvait une sensation vivifiante. Une morsure de froid et de joie, comme en procurent ces petits verres glacés qui recèlent déjà, avant même d’être remplis, un espoir d’ivresse.
Kamil demanda, sans quitter la route du regard :
— Qu’est-ce que vous savez au juste sur le TK 17 ?
— Rien, ou presque, admit Diane. Il s’agissait du plus grand four thermonucléaire d’URSS. Une technologie inventée par les Soviétiques en vue de remplacer, à terme, la fission nucléaire. Je sais que l’unité a fermé ses portes en 1972 et qu’elle était dirigée par un physicien d’origine asiatique, du nom d’Eugen Talikh. Un homme qui est passé à l’Ouest aux environs des années quatre-vingt.
Le jeune physicien lissa brièvement sa moustache.
— Et pourquoi tout ça vous intéresse ?
Diane improvisa :
— Je réalise un reportage sur les vestiges de la science soviétique. Les tokamaks constituent un domaine peu connu et…
— Pourquoi le TK 17 ?
Elle réfléchit, prise au dépourvu. Soudain le souvenir du petit homme de la photographie, coiffé de sa chapka racornie, lui revint en mémoire.
— C’est surtout Eugen Talikh qui m’intéresse, dit-elle. Je voudrais dresser son portrait, à titre d’exemple des scientifiques de l’époque.
Le Russe s’engagea sur le boulevard périphérique. Sous le soleil, les nuages de gaz noirâtres et les couleurs crasseuses des véhicules paraissaient plus sinistres encore que la veille. Kamil répliqua — son absence d’accent était extraordinaire :
— Talikh est plutôt atypique dans le paysage russe. A lui seul, il représentait la revanche des peuples asiatiques sur l’Empire soviétique. Dans toute l’histoire du communisme, il n’y a pas eu d’autre exemple de ce calibre. Peut être Jougdermidiin Gourragtcha, le premier cosmonaute mongol, mais c’était en 1981 et l’époque avait déjà changé…
— Talikh est de quelle origine ?
— Mais… il est tseven.
Diane se redressa :
— Vous voulez dire qu’il est né dans la région même du tokamak?
Le conducteur eut un soupir à mi-chemin entre l’irritation et l’amusement.
— Je vois qu’il va falloir commencer par le début.
Il prit son inspiration et attaqua :
— Dans les années trente, l’oppression stalinienne a atteint les confins de la Sibérie et les territoires de la Mongolie. L’objectif était d’anéantir tout ce qui pourrait barrer la route au pouvoir du Kremlin. Les lamas, les grands propriétaires de bétail, les nationalistes ont été arrêtés. En 1932, les Mongols se sont soulevés. L’armée soviétique a écrasé l’insurrection avec des blindés et des chars d’assaut. Les nomades étaient à cheval et ne possédaient que des fusils et des bâtons pour se battre. Près de quarante mille personnes ont été liquidées. Il ne restait plus qu’un peuple sans maître, sans idées, sans religion. En 1942, les Soviétiques ont imposé, par décret, la langue russe et l’alphabet cyrillique.
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