L’homme était allongé, bras croisés sur le torse. Il avait la position des statues de chevaliers qui reposent dans les chapelles édifiées au Moyen Age. La comparaison ne s’arrêtait pas là: ce corps vieilli, décharné, dont les os saillaient sous la peau, semblait entretenir un lien, une connivence esthétique avec la décoration symétrique de la salle de bains, comme les chevaliers sculptés partagent avec l’architecture gothique un air de solennité inaltérable.
Le cadavre semblait pelucher, littéralement. Des peaux très fines pendaient de part et d’autre de ses membres, ou se froissaient sur son torse, révélant dessous une peau toute neuve — rosâtre. Diane s’efforça de ne pas perdre les quelques traces de sang-froid qu’elle possédait encore et s’avança. Elle reçut un nouveau choc. Maintenant qu’elle n’était plus qu’à un mètre du corps, elle pouvait distinguer très nettement son abdomen — et la fine incision qui barrait sa chair, juste en dessous du sternum.
François Bruner avait été tué de la même façon que Rolf van Kaen.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui s’était chargé de cette exécution ? Les trois salopards aux fusils d’assaut ? Elle n’y croyait pas : ce n’était pas leur style. Et pourquoi auraient-ils placé ensuite leur victime sur le bloc de marbre ?
Elle reculait quand elle remarqua ce qu’elle aurait dû remarquer depuis le début et qui redistribuait tous les éléments : le visage du vieil homme. Le front dégarni. Les pommettes en silex. Les paupières lourdes.
C’était l’homme à la parka antiradioactive.
L’homme qui avait tenté de les tuer, elle et son fils, trois semaines auparavant.
A l’exception du lit, sa chambre d’hôpital ne contenait aucun mobilier. La pièce était plongée dans l’obscurité. Allongée un bras replié sur le visage, Diane Thiberge ne pouvait apercevoir, sous le pas de porte éclairé, que les pieds du flic qui montait la garde. Elle consulta sa montre. Six heures du matin. Elle avait donc dormi toute la nuit. Elle ferma à nouveau les paupières et rassembla ses pensées.
Dans la salle de jade et de bronze, au moment exact où elle avait reconnu l’homme à la peau de serpent, des lueurs tournoyantes avaient jailli au fond du parc. La police. Sur l’instant, Diane en avait éprouvé un étrange soulagement: c’était le premier élément rationnel de cette aventure. Il y avait donc un système d’alarme dans ce musée. Les tableaux étaient protégés — il fallait qu’ils le soient. L’affrontement avait provoqué une alerte, un appel au commissariat de Saint-Germain-en-Laye. Elle s’était alors souvenue des corps, de ses empreintes sur les armes abandonnées. Qui croirait qu’une jeune femme était parvenue à éliminer trois meurtriers équipés de fusils d’assaut ? Elle pouvait éviter d’avouer ses crimes. Après tout, elle n’avait utilisé que leurs propres automatiques…
Avec effort, elle était retournée dans la salle des Compositions et avait disposé armes et corps en respectant la trajectoire des balles qu’elle avait tirées. Elle avait aussi retrouvé ses lunettes. Intactes. Cette découverte avait contribué à lui éclaircir les idées. Elle avait arraché leurs gants aux hommes et écrasé leurs empreintes respectives sur chacune des crosses. Lorsque les flics étaient entrés dans le musée, ils n’avaient vu qu’une femme prostrée, entourée de cadavres et de tableaux de Mondrian.
La suite avait été encore plus facile à jouer. Dans la voiture, il lui avait suffi de s’abandonner à son propre abattement. Les enquêteurs avaient formulé autant de réponses que de questions, déduisant eux-mêmes que les trois hommes s’étaient entre-tués après l’avoir agressée. Curieusement, ils semblaient persuadés qu’elle n’avait pas été le sujet de l’affrontement. Diane n’avait pas insisté, mais elle pressentait que les flics avaient déjà identifié les tueurs.
A la clinique du Vésinet-Le Pecq, le médecin de garde s’était montré rassurant. Elle souffrait seulement d’hématomes. Quant aux douleurs à la cheville gauche, il ne s’agissait que d’une entorse légère. Ses seules véritables blessures étaient liées à ses propres parures : sa boucle d’or avait déchiré l’aile droite du nez jusqu’aux cartilages. Quant au rivet incrusté dans son nombril, il avait fallu une demi-heure de chirurgie sous anesthésie locale pour le récupérer.
Après lui avoir administré des sédatifs, on l’avait installée dans cette chambre close. Elle s’était aussitôt endormie mais maintenant, engourdie par les analgésiques, elle se sentait planer dans l’espace, sans ressentir aucune douleur. Seule une lucidité intense, presque irréelle à force de clarté, l’habitait. Et lui permettait de dresser une liste de ses convictions.
Le 22 septembre 1999, François Bruner, conservateur de la fondation Bruner, grand voyageur, spécialiste des Tsevens et de la parapsychologie, avait tenté d’assassiner Lucien, en organisant, avec ses complices, un accident sur le boulevard périphérique parisien.
Le 5 octobre 1999, Rolf van Kaen, chef anesthésiste du service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Die Charité, avait pratiqué une intervention clandestine sur l’enfant, espérant le sauver grâce à la technique de l’acupuncture.
Ces deux hommes connaissaient sur Lucien une vérité que Diane ignorait — peut-être la véritable nature de son pouvoir qui exigeait de l’un qu’il le détruise et qui intimait, au contraire, à l’autre de le sauver.
Quel était ce pouvoir ? Diane écarta cette question sans réponse pour se concentrer sur sa dernière conviction. Peut-être la plus terrible.
Il existait un autre tueur dans cette affaire.
L’homme qui avait broyé le cœur de Rolf van Kaen dans les cuisines de l’hôpital Necker, durant la nuit du 5 octobre 1999. L’homme qui avait pratiqué la même opération, le 12 octobre 1999, à l’intérieur du corps de François Bruner, sans doute quelques heures avant l’arrivée de Diane dans le musée.
Le cliquetis du verrou retentit. Deux policiers en uniforme pénétrèrent dans la chambre, auréolés par la lumière du jour. Dans leur sillage, une haute silhouette apparut. Diane attrapa ses lunettes. Elle reconnut le pull noir, les cheveux paille de fer. Patrick Langlois paraissait plus rêche encore que d’habitude.
En découvrant le visage tuméfié de Diane, il émit un sifflement admiratif, puis menaça :
— Il serait peut-être temps d’arrêter les conneries, non ?
DANS la voiture, le premier réflexe de Diane fut d’abaisser le pare-soleil et de contempler son visage dans le miroir. Un hématome bleuté partait de sa tempe gauche et descendait jusqu’au menton. Du même côté, la joue gonflait déjà, sans parvenir toutefois à déformer ses traits osseux. Le blanc de l’œil gauche, voilé de sang, lui donnait un curieux regard vairon. Quant à la blessure du nez, les fils et les croûtes brunes étaient camouflés par un pansement hémostatique. Elle s’attendait à pire.
Sans un mot, Langlois démarra et s’engagea parmi le flux des voitures matinales. Il avait pris le temps, dans le hall de la clinique, de lui passer un savon à propos de son imprudence et de ses manières solitaires. Diane espérait qu’il n’allait pas recommencer — sa migraine ne l’aurait pas toléré. Mais, au premier feu rouge, il extirpa de son dossier kraft une liasse de feuillets et la lui déposa sur les genoux.
— Lisez ça.
Diane ne baissa même pas les yeux. Au bout de quelques minutes, tout en conservant un œil sur le trafic, le lieutenant demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
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