Elle sortit de la voiture. Patrick Langlois l’imita. Au-dessus d’eux, l’immense dôme du Panthéon ressemblait à un monstrueux coquillage. Le policier s’approcha.
— Diane, si je vous dis : Heckler Koch, MP 5, ça vous évoque quelque chose ?
— Non.
— Et Glock 17, calibre 45 ?
— Ce sont des armes, non ?
— Celles avec lesquelles les Russes se sont entre-tués, oui. Dans la brousse, pendant vos voyages d’études, vous n’avez jamais utilisé d’armes automatiques ?
— J’étudie les fauves. Je ne fais pas des cartons.
Sous la frange vif-argent, le visage s’illumina d’un sourire.
— Okay. Parfait. Je voulais être certain.
— Certain de quoi ?
— Que vous n’étiez pour rien dans ce massacre. Allez dormir. Je vous appellerai ce soir.
LE premier détail qu’elle remarqua en pénétrant dans son appartement, ce fut le voyant rouge du répondeur, qui clignotait encore, dans sa chambre. Elle n’était pas certaine de vouloir l’écouter. La dernière fois qu’elle avait pris connaissance des messages, cela avait déclenché une réaction en chaîne qui l’avait propulsée jusqu’à la fondation Bruner et ses violences.
Elle traversa le salon, gagna sa chambre, puis s’assit sur le lit, exactement comme la veille, en observant la lumière rouge qui pulsait à la manière d’un cœur. Elle entendait déjà, mentalement, les messages de sa mère, aussi brefs que des coups de feu. Ou les appels de ses confrères scientifiques, tombés par hasard sur l’article du Monde. Cette dernière idée lui rappela qu’elle n’avait pas foutu les pieds à son travail depuis… Depuis combien de temps déjà?
Le téléphone sonna. Diane fit un bond sur sa couette. Sans réfléchir, elle décrocha.
— Mademoiselle Thiberge ? entendit-elle.
La voix lui était inconnue.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Irène Pandove. Je vous appelle à propos de l’article paru hier soir dans Le Monde, sur la mort de M. Rolf van Kaen.
— Co… comment avez-vous eu mon numéro?
— Vous êtes dans l’annuaire.
Diane pensa, assez stupidement: " C’est vrai, je suis dans l’annuaire. " La femme reprit, d’un ton grave et calme :
— Vous ne vous méfiez pas assez, et vous avez tort.
Des picotements hérissèrent sa nuque.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle avec hostilité.
— Je voudrais vous voir. Je possède des informations qui pourraient vous intéresser.
— Vous connaissiez Rolf van Kaen ?
— Indirectement, oui. Mais ce n’est pas de lui que je veux vous parler.
Diane conserva le silence. Elle pensa : " Peut-être une cinglée, qui veut jouer avec mes nerfs. Ou seulement m’extorquer de l’argent. " Elle interrogea :
— De qui alors ?
— Je veux vous parler du petit garçon que j’ai adopté, voici cinq semaines.
Le froid s’approfondit sous sa peau. Elle songea à ses veines — des nervures emplies de sève glacée.
— Où… où l’avez-vous adopté ?
— Au Viêt-nam. A l’orphelinat Huaï.
— Avec l’association Boria-Mundi ?
— Non. Pupilles du monde. Mais là n’est pas l’important.
— Qu’est-ce qui est important ?
Irène Pandove ignora la question et poursuivit sur le même ton placide :
— Vous allez devoir venir. Je ne peux pas me déplacer. Mon fils n’est pas très bien depuis quelques jours.
Dans les artères de Diane, la sève passa au zéro absolu.
— Qu’est-ce qu’il a ? Il a eu un accident? demanda-t-elle.
— La fièvre. Des torrents de fièvre.
Elle songea à Lucien. Aux pics de température qui étaient survenus, à Daguerre qui lui assurait que le phénomène ne présentait aucune gravité. Elle se rappela tout à coup son pressentiment, qui l’avait cueillie deux nuits auparavant, alors qu’elle s’endormait: quelqu’un, quelque part, devait partager son cauchemar… Irène Pandove poursuivit :
— Venez me voir. Le plus tôt possible.
— Où êtes-vous ? Quelle adresse ?
La femme habitait à près de mille kilomètres de Paris, dans l’arrière-pays niçois, à Daluis. Diane nota l’adresse et ses indications. Elle réfléchissait déjà. Premier vol du matin. Voiture de location. Aucun problème. Elle assura :
— Je serai là demain, en milieu de journée.
— Je vous attendrai.
La voix était emplie d’une douceur inquiétante. Soudain Diane éprouva une illumination et demanda :
— Votre petit garçon, comment l’avez-vous appelé ?
La douceur, le sourire, plus que jamais présents :
— Vous me posez la question ? C’est que vous n’avez pas compris ce qui est en train de se passer.
Diane murmura entre ses lèvres, comme on souffle sur un cierge, renonçant à tout espoir :
— Lucien…
DIANE atterrit à Nice à huit heures trente. Une demi-heure plus tard, elle roulait en direction des terres de l’arrière-pays, sans même avoir aperçu la Méditerranée. Le long de la nationale 202, des chapelets de maisons, de centres commerciaux, de sites industriels s’égrenaient au fil des vallons et des coteaux. Aux environs de Saint-Martin-du-Var, le paysage se modifia, les constructions s’espacèrent, le vert sombre et le roc gagnèrent du terrain et, enfin, les montagnes jaillirent.
Elle navigua alors dans un pur paysage d’altitude : pins serrés contre versants abrupts, dômes noirs rivés au ciel, travées sombres et profondes des rivières à sec… Le ciel était couvert. Il n’était plus question de douceur, d’air marin, ni même de végétation provençale. C’était la pierre et le froid qui possédaient désormais les lieux. Diane suivait toujours la nationale, au-dessus du lit du Var asséché.
Au bout d’une heure de route, après avoir emprunté d’interminables voies en lacets, elle découvrit enfin le paysage qu’elle attendait : un lac au creux d’une vallée, qui ressemblait à un miroir reflétant la lumière de l’orage. Sa surface oscillait entre le gris et le bleu. Des vaguelettes s’y hérissaient, telles des lames d’acier. Autour, c’était un lacis d’émeraude. Les conifères, dressés comme des couteaux, semblaient blesser les nuages. Diane frémit. Elle pouvait sentir la cruauté de chaque cime, de chaque reflet, de chaque détail, aiguisé par le soleil fébrile qui perçait la noirceur du ciel.
Au détour d’un virage, elle aperçut une clairière. Des bâtiments de rondins y formaient un hameau à quelques mètres du rivage. Irène Pandove avait dit: " Un ranch en forme de U, au bord du lac. " Diane emprunta la route qui serpentait vers la vallée.
Une pancarte au nom de " Centre aéré du Ceklo " apparut, signalant un sentier de gravier en contrebas. A chaque tournant, Diane voyait se préciser les bâtiments de bois. C’était un vaste ensemble de constructions de couleur brune, entourées par un enclos. Sur la gauche, des pâturages se déployaient, accueillant sans doute durant l’été des chevaux. Sur la droite, des portiques de couleur marquaient les aires de jeux.
Elle gara sa voiture sous les sapins. Elle inhala à pleins poumons la fraîcheur de l’air, les parfums de résine, les foisonnements d’herbes coupées. Le silence régnait en maître. Pas le moindre cri d’oiseau, pas un bruit d’insecte. L’orage ? Elle s’avança vers le bâtiment principal, s’efforçant d’écarter ses appréhensions.
Elle franchit la porte de rondins et traversa un préau tapissé de sapines, bordé sur la droite de petits portemanteaux. A travers les baies vitrées, à gauche, elle apercevait un grand patio, encadré par les deux ailes du ranch, qui montait jusqu’à un coteau fermé par un pan de forêt. Au-delà, on devinait les flots lisses du lac. Le silence et le vide semblaient plus graves, plus pesants, ici, dans ces espaces conçus pour les cohues enfantines.
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