Il brandit sa photocopie.
— Des papiers d’identité soviétiques, qui démontrent que l’Allemand a travaillé, durant cette période, dans un tokamak.
— Mais… qu’est-ce que c’est ?
— Un site de recherche révolutionnaire. Un laboratoire de fusion nucléaire.
Diane songeait à la parka antiradioactive du tueur. Elle dit :
— Vous voulez dire : fission nucléaire ? rectifia-t-elle.
Le lieutenant ébaucha un geste d’admiration.
— Vous êtes vraiment étonnante, Diane. Vous avez raison, je me suis renseigné : l’activité traditionnelle des centrales est fondée sur la fission des atomes, mais ici, justement, il s’agit d’une autre technique, basée sur la fusion. Une technique directement inspirée par l’activité du Soleil, inventée par les Soviétiques dans les années soixante. Un projet démesuré, qui les obligeait à construire des fours montant jusqu’à deux cents millions de degrés. Inutile de vous dire que tout ça dépasse mes compétences.
Diane demanda :
— Quel rapport avec les événements d’aujourd’hui ?
Il tourna la photocopie dans sa direction et prit une expression d’évidence.
— Le tokamak dans lequel van Kaen a bossé, le TK 17, était le plus important que les Russes aient jamais construit. C’était un site totalement secret. Et devinez où il était implanté ? A l’extrême nord de la République populaire de Mongolie, à la frontière de la Sibérie. A Tsagaan-Nuur, là même où le toubib semblait décidé à se rendre.
Elle scrutait le document noirâtre, distinguant, sur la photo d’identité assombrie, les traits d’un van Kaen jeune, au regard fermé. Langlois s’interrogea à voix haute :
— Pourquoi voulait-il retourner là-bas ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais tout cela forme un tout. C’est évident.
L’informaticien pénétra dans le bureau après avoir frappé. Sans un mot, il déposa plusieurs exemplaires imprimés du portrait-robot et s’éclipsa. Le lieutenant observa le faciès et conclut :
— On va voir si nos fichiers reconnaissent votre bonhomme. Je ne crois pas beaucoup à cette possibilité, mais on ne sait jamais. Parallèlement, on va orienter nos recherches sur les communautés turco-mongoles de Paris. Vérifier les visas d’entrée et tout ça. C’est la seule bonne nouvelle, parce qu’il ne doit pas y en avoir des légions.
Il se leva et consulta sa montre :
— Allez dormir, Diane. Il est plus d’une heure du matin. On va renforcer la garde de la chambre de Lucien : n’ayez crainte.
Il la raccompagna jusqu’à la porte. S’appuyant au chambranle, il ajouta :
— Franchement, je ne sais pas si vous êtes cinglée, Diane, mais, dans tous les cas, cette histoire l’est beaucoup plus que vous.
PIECES blanches. Tableaux pastel. Voyant rouge du répondeur.
Diane traversa son appartement sans allumer la lumière. Elle pénétra dans sa chambre et se laissa choir sur le lit. La lueur grenat du répondeur, près d’elle, prenait des proportions de fanal au-dessus d’une mer d’ombre. Elle se souvenait d’avoir éteint son téléphone cellulaire avant la séance d’hypnose. Peut-être avait-on tenté de la joindre toute la soirée ?
Elle appuya sur la touche d’écoute et n’entendit que le dernier message : " C’est Isabelle Condroyer. Il est vingt et une heures. Diane : c’est fantastique. Nous avons identifié le dialecte de Lucien! Rappelez-moi. "
La scientifique énonçait les coordonnées de son domicile et de son portable. Dans l’obscurité, Diane mémorisa le premier numéro et le composa. Plusieurs sonneries retentirent — il devait être deux heures du matin — puis une voix fripée s’éleva :
— Allô ?
— Bonsoir. C’est Diane Thiberge.
— Diane, ah oui… (elle semblait s’extraire de ses rêves). Vous avez vu l’heure ?
Elle n’avait ni la force ni le désir de s’excuser.
— Je viens de rentrer chez moi, dit-elle simplement. J’étais trop impatiente.
— Bien sûr… (La voix retrouvait une certaine clarté.) Nous tenons le dialecte de votre enfant.
Isabelle s’arrêta pour regrouper ses idées, puis expliqua :
— L’enfant parle un idiome d’origine samoyède, exclusivement parlé dans la région du lac Tsagaan-Nuur, à l’extrême nord de la République populaire de Mongolie.
Lucien provenait exactement de la région du laboratoire nucléaire. Qu’est-ce que cela signifiait ? Diane ne parvenait pas à réunir ses pensées. Isabelle Condroyer demanda :
— Diane, vous m’écoutez ?
— Je vous écoute, oui.
L’ethnologue reprit — l’excitation transparaissait dans sa voix :
— C’est incroyable. Selon le spécialiste que j’ai consulté, il s’agit d’un dialecte très rare, parlé par une ethnie extrêmement réduite, les Tsevens.
Diane était aussi muette qu’une tombe. La scientifique demanda de nouveau :
— Vous m’écoutez, Diane ? Je croyais que vous seriez enthousiaste à…
— Je vous écoute.
— Il y a aussi ces deux syllabes, Lu et Sian, que votre petit garçon ne cesse de répéter sur la cassette. Mon collègue est catégorique : ces deux phonèmes forment un mot très important pour la culture tsévène. Cela signifie : le " Veilleur ". La " Sentinelle ".
— Le… Veilleur ?
— C’est un terme sacré. Il désigne un enfant élu. Un enfant qui joue le rôle de médiateur entre son peuple et les esprits, surtout durant la saison de la chasse.
Diane répéta d’un ton vague :
— La saison de la chasse.
— Oui. Pendant cette période, l’enfant devient le guide de son peuple. Il est à la fois celui qui attire les faveurs des esprits et celui qui en déchiffre les messages, dans la forêt. Il est capable par exemple de déterminer les aires propices à la capture des animaux. L’enfant part en avant et les chasseurs du groupe le suivent à bonne distance. C’est un éclaireur, un éclaireur spirituel.
Diane s’allongea sur le lit. Elle discernait, alignés sur le mur, les carrés pastel de Paul Klee, loin, très loin, du côté de la vie ordinaire et sans danger. L’ethnologue semblait intriguée par son silence. Au bout de quelques secondes elle dit :
— Je sens qu’il y a un problème.
Diane, la nuque noyée dans ses cheveux déployés, répondit :
— J’ai cru adopter un enfant naturel en Thaïlande. Fonder un foyer avec un petit garçon qui n’avait pas eu de chance à sa naissance. Je me retrouve avec un chaman turco-mongol qui guette les esprits sylvestres. Vous voyez un problème, vous ?
Isabelle Condroyer soupira. Elle paraissait déçue. Tous ses effets étaient réduits à néant. Elle revint à un ton doctoral :
— Votre enfant a dû rester suffisamment longtemps parmi les siens pour mémoriser ce rôle. Ou du moins le nom de ce rôle. C’est une histoire extraordinaire. L’ethnologue qui a déchiffré la cassette aimerait vous rencontrer. Quand pouvez-vous le voir ?
— Je ne sais pas. Je vous appellerai demain matin. Sur votre cellulaire.
Diane salua brutalement la femme et raccrocha. Elle se tourna vers le mur et se recroquevilla, en chien de fusil. Une obscure hallucination s’empara d’elle. Elle se sentait entourée par des ombres. Elle visualisait des silhouettes vêtues de parkas antiradioactives qui la suivaient, l’observaient sous la pluie. Qui étaient-ils ? Pourquoi voulaient-ils éliminer Lucien, le petit " Veilleur " ? Quel pouvait être le lien entre un enfant chaman et un site nucléaire ?
Pour contrer cette vision confuse, elle chercha à se souvenir des hommes qui étaient ses alliés. Elle appela l’image de Patrick Langlois, mais elle ne vit rien. Elle tenta de se remémorer le docteur Eric Daguerre, mais aucun visage n’apparut. Elle prononça le nom de Charles Helikian, mais nul écho ne retentit dans son esprit. Elle se sentait seule, désespérément seule. Pourtant, au moment où elle allait sombrer dans le sommeil, elle fut frappée par cette vérité. Elle ne pouvait être aussi isolée. Pas dans une tourmente de cette ampleur.
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