— Il dort profondément.
— Il ne bouge pas ?
— Non.
— Il n’y a aucun mouvement à l’arrière ?
Diane balaya le champ de vision de son rétroviseur.
— Aucun, non.
— Revenez vers la route. Où êtes-vous ?
— Je parviens à la porte Dauphine.
— Voyez-vous déjà le camion ?
Pointe d’effroi sous sa peau.
— Oui. Je…
— Que se passe-t-il ?
Dans la tourmente de l’averse, les parallèles du boulevard se désaxent. Non : ce ne sont pas les parallèles. C’est le camion. Le camion vient de quitter sa voie — il semble emporter dans son sillage la route tout entière. Pas de clignotant. Aucun signal. Il traverse à l’oblique les lignes de pluie et de lumière…
Diane se dressa sur le fauteuil. La voix de Sacher monta d’un cran :
— Que se passe-t-il ?
— Le camion… il… il… il se déporte sur la gauche.
— Ensuite ? demanda l’hypnologue.
— Il gagne la quatrième file…
— Que faites-vous ?
— ,]e freine !
— Que se passe-t-il alors ?
— Mes roues se bloquent au-dessus des flaques. Je glisse, je…
Diane hurla. La puissance du souvenir était en train de la déchirer.
Le camion frappe la glissière. Pivote dans un craquement de fer. La cabine tourne, éclaboussant de ses phares le pare-brise de Diane.
— Que voyez-vous ?
— Rien, je ne vois plus rien! Les brumes d’eau m’entourent. Je… je freine. Je freine !
Le poids lourd vacille sur ses structures. Soupirs acharnés de vapeur. Stridulation des freins. Lambeaux de fer jaillissant du chaos…
Diane sentit une main se serrer sur son épaule. La voix de Sacher, toute proche :
— Et Lucien, Diane ? Vous n’avez pas un regard pour Lucien ?
— Mais si!
Son souvenir revint avec une pureté de cristal. Juste avant le choc, juste avant de frapper à toutes forces le rail, Diane s’était retournée en direction de son enfant.
Le frêle visage endormi. Et soudain les paupières qui s’ouvrent. Mon Dieu. Il se réveille. Il va voir ce qui se passe…
— Dites-moi ce que vous voyez!
— Il… il… il se réveille. Il est réveillé !
Sacher hurlait maintenant :
— Voyez-vous la ceinture ? Est-elle encore attachée ?
Le visage de l’enfant apeuré… ses paupières écarquillées… ses pupilles dilatées par la terreur…
— Diane, regardez la ceinture ! Lucien est-il en train de l’ouvrir ?
— JE NE PEUX PAS !
Diane ne pouvait plus quitter les yeux de Lucien. La voix de Sacher, en ressac de terreur :
— Regardez la route, Diane ! Revenez sur la route !
En un geste réflexe, elle pivota sur elle-même. Un hurlement jaillit dans sa gorge. Un cri dont la puissance la propulsa du fauteuil :
— NON !
Elle se cogna contre les stores de la fenêtre. Sacher se précipita sur elle.
— Que voyez-vous, Diane ?
Elle cria encore :
— NON !
— QUE VOYEZ-VOUS?
Diane ne pouvait répondre. La voix du psychiatre changea de registre. Plus calme, mais totalement verrouillée, elle ordonna :
— Réveillez-vous.
Elle tressautait, agitée de spasmes, recroquevillée au pied des stores.
— RÉVEILLEZ-VOUS ! JE VOUS L’ORDONNE !
Diane bascula dans la pleine conscience. Ses yeux papillotèrent. Une lame de store avait dû la blesser : du sang coulait sur son visage, se mêlant à ses larmes en rivières douces. Sacher était penché sur elle.
— Calmez-vous, Diane. Vous êtes ici, maintenant, avec moi. Tout va bien.
Elle tenta de parler mais ses cordes vocales refusaient de fonctionner.
— Qu’avez-vous vu ? demanda le médecin.
Ses lèvres frémirent : aucun son n’en sortit. Il reprit, d’un ton empreint de bienveillance :
— Il y avait un homme dans votre voiture ?
Elle nia, secouant sa tignasse :
— Pas dans la voiture, non.
Les traits du psychiatre exprimèrent la stupeur. Diane tenta de poursuivre mais les mots se brisèrent dans sa gorge.
Alors sa dernière vision revint lui cingler la mémoire.
Au moment exact où elle s’était tournée vers la route, elle l’avait vu : sur la droite, à cent mètres de là, parmi les buissons du boulevard périphérique, un homme se dressait sous la pluie. Drapé d’une longue houppelande de couleur kaki, capuche serrée sur son visage osseux, il tendait son index vers le poids lourd, comme s’il avait déclenché, par ce seul geste, la furie de l’accident.
Avec certitude, Diane avait reconnu son manteau vert : une parka antiradioactive de l’armée russe.
COMME ça ?
L’informaticien ajouta des pommettes saillantes au portrait-robot. Diane acquiesça. Il était minuit. Depuis près de deux heures, elle travaillait avec un technicien physionomiste du Quai des Orfèvres afin d’établir le portrait du personnage du périphérique. Après la séance d’hypnose, malgré les questions pressantes de Paul Sacher, Diane l’avait abandonné et s’était directement rendue à la brigade criminelle.
— Et la bouche ?
Sur l’écran de l’ordinateur, Diane regarda défiler les différentes formes de lèvres. Auréoles charnues. Ovale court. Commissures retroussées. Elle sélectionna des lèvres fines, rectilignes, aux sillons accentués.
— Et les yeux ?
Il y eut un nouveau défilement sur le moniteur. Diane choisit des losanges aux paupières basses, pour lesquels elle retint des iris sombres et bleutés — des calots d’encre lourds, comme ceux qui claquent dans les trousses des enfants. Il était absurde de définir avec tant de précision un visage qu’elle avait aperçu à plus de cent mètres de distance. Pourtant, elle aurait pu le jurer : les yeux du tueur, comme les autres détails qu’elle avait sélectionnés, étaient de cette nature.
— Et les oreilles ?
Diane répondit
— Il portait une capuche.
— Quel genre de capuche ?
— Une capuche-tempête. Serrée autour du visage.
Le technicien traça autour de la figure une ombre froncée qui simulait parfaitement l’enveloppe de toile. Diane se recula légèrement, plissa les yeux : le visage prenait forme. Un front haut, dégarni. Des pommettes de silex, cernées de rides. Des yeux bleu-noir qui possédaient, sous la paresse des paupières, un éclat d’agate. Diane aurait voulu surprendre dans ce visage une monstruosité, une marque de cruauté — mais elle devait s’incliner face à la beauté de ces traits.
Patrick Langlois apparut. Il jeta un coup d’œil à l’écran puis regarda Diane. Un pli d’inquiétude barrait son front.
— Il ressemblait à ça ? demanda-t-il.
Diane acquiesça. Le lieutenant observait le portrait sans conviction. Il avait accepté, à dix heures du soir, de revenir à son bureau et de convoquer un physionomiste pour construire ce visage. Il s’assit sur le coin du bureau, tenant toujours serré contre lui son dossier cartonné.
— Et vous dites qu’il était vêtu d’une parka militaire ?
— Oui. Un manteau soviétique. Une fibre antiradioactive.
— Comment pouvez-vous en être sûre ?
— Il y a cinq ans, j’ai réalisé une mission dans le Kamtchatka, en Sibérie extrême-orientale. Nous étions dans un camp militaire et j’ai assisté, par hasard, à une manœuvre d’alerte nucléaire. J’ai pu voir de près ces manteaux. Ils s’attachent à l’oblique et le col se fixe…
Le lieutenant l’interrompit d’un geste. Il demanda à l’informaticien d’imprimer le portrait-robot puis se leva en s’adressant à Diane
— Suivez-moi.
Ils longèrent des couloirs où s’ouvraient des portes entrebâillées et des lucarnes sombres. Elle apercevait des bureaux blafards, des niches en désordre où quelques flics travaillaient encore.
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