Langlois déverrouilla une porte revêtue de velours. Il pénétra à l’intérieur et alluma une veilleuse halogène. Le bureau évoquait un repaire d’huissier, bourré de vieilles paperasses et de lambeaux de cuir usé. Il désigna un siège puis s’assit de l’autre côté de la table. Il pianota quelques secondes sur la surface de bois avant de relever les yeux.
— Vous auriez dû me prévenir, Diane.
— Je voulais avoir des certitudes.
— Je vous avais pourtant mise en garde : pas d’Alice détective.
— C’est vous-même qui m’avez chargée d’enquêter sur Lucien.
D’un coup d’épaule, le policier réajusta son manteau et déclara :
— Résumons-nous. Selon vous, votre accident serait en réalité une tentative de meurtre, c’est ça ?
— Oui.
— Le chauffeur du camion aurait été endormi sur commande, par une force extérieure ou je ne sais quoi…
— Par hypnose.
— Par hypnose, admettons. Comment aurait-on pu provoquer la collision à cet endroit exact, au moment où vous arriviez sur la file de gauche ?
— J’ai calculé les itinéraires. Le camion provenait d’un parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil, aux abords du bois de Boulogne. Il suffisait qu’il se mette en route juste avant que je démarre moi-même. En tenant compte de nos vitesses respectives, notre point de rencontre était facile à calculer.
— Mais l’endormissement du chauffeur: comment a-t-il été provoqué justement à cet instant ?
— Il est possible de conditionner une personne pour qu’elle s’endorme brutalement, à l’apparition d’un signal.
— Quel signal, dans ce cas ?
Diane se passa la main sur le front.
— Le chauffeur se souvient d’une couleur verte. Peut-être s’agit-il de la parka militaire. L’homme à la houppelande se tenait à l’entrée du tunnel.
Le lieutenant fixait toujours Diane. Ses yeux noirs brillaient sous sa frange grise.
— Selon vous, reprit-il, les assassins travaillaient donc en équipe ?
— Je pense, oui.
— A la manière d’une opération militaire ?
— Une opération militaire. Exactement.
— Et toute cette opération n’aurait été organisée que pour éliminer votre fils adoptif ?
Elle acquiesça, mais elle mesurait toute l’absurdité de sa version des faits. Langlois se pencha vers elle et lui planta ses yeux dans le cœur.
— Selon vous, pourquoi auraient-ils voulu le tuer?
Elle écarta ses mèches et murmura :
— Je ne sais pas.
Langlois se tassa de nouveau dans son siège et attaqua sur un autre ton, comme pour ouvrir un nouveau chapitre :
— Et vous me dites que Lucien ne viendrait pas de Thaïlande ? Qu’il serait en réalité un enfant venu de Sibérie ou de Mongolie ? Comment a-t-il pu atterrir sur le littoral des Andamans ?
— Je ne sais pas.
Après un temps, Langlois déclara d’une voix gênée :
— Diane, comment vous dire…
Elle releva les yeux au-dessus de la courbe de ses lunettes.
— Vous pensez que je suis folle ?
— Vous n’avez pas la moindre preuve de ce que vous avancez. Ni indice ni rien. Tout cela pourrait n’exister que dans votre tête.
— Et le chauffeur? Il ne comprend pas comment il a pu s’endormir et…
— Comment pourrait-il dire le contraire ?
— Et l’homme? L’homme en parka protégée : je ne peux pas l’avoir inventé, non ?
Le policier préféra prendre un autre cap.
— Si j’admets votre histoire, ce seraient ces mêmes hommes qui auraient tué Rolf van Kaen ?
Elle hésita de nouveau.
— Je crois que, oui, les meurtriers ont, en quelque sorte, puni l’Allemand pour avoir sauvé Lucien.
— Et qui aurait prévenu l’acupuncteur de l’accident ?
— Je ne sais pas.
— Les policiers du BBK n’ont toujours pas trouvé la moindre trace d’un appel ou d’un message concernant votre fils. Van Kaen semble avoir été appelé par le Saint-Esprit.
Qu’aurait-elle pu ajouter ? Langlois respecta d’abord son silence, puis déclara à voix plus basse :
— Je me suis renseigné sur vous.
— Comment ça?
— J’ai téléphoné à vos collègues, à vos parents, aux médecins qui vous ont soignée.
Diane cracha :
— Comment avez-vous pu… ?
— C’est mon métier. Dans cette affaire, vous êtes mon témoin principal.
— Salaud.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous avez suivi plusieurs psychothérapies, des hospitalisations, des cures de sommeil?
— Je devrais porter une pancarte ?
— J’aurais pu vous poser la question avant, mais… pourquoi avez-vous adopté Lucien ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
— Vous êtes si jeune…
Son visage se plissa en un sourire embarrassé. Ses rides démultiplièrent l’expression de confusion.
— Okay : si belle. C’est ce que je voulais dire. (Il fit tourner ses doigts dans les airs.) Chez moi, ça a toujours du mal à sortir. Diane : pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette démarche d’adoption ? Pourquoi n’avoir pas tenté plutôt de… enfin, vous savez bien : trouver un mari, fonder un foyer, la voie classique, quoi ?
Elle croisa les bras sans répondre. Langlois se voûta et joignit ses mains en forme de prière, comme la première fois, à l’hôpital.
— Selon votre mère, vous éprouvez des difficultés à vous… lier.
Il laissa sa phrase en suspens, attendit quelques secondes, puis continua :
— Selon elle, vous n’avez jamais eu de fiancé.
— C’est une thérapie ou quoi ?
— Votre mère…
— Ma mère, je l’emmerde.
Le lieutenant se cala le dos au mur, coinça son pied contre la corbeille et sourit.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, oui… Et votre père ?
— Que cherchez-vous ?
Langlois abandonna sa position et se groupa de nouveau sur lui-même.
— Vous avez raison. Ce ne sont pas mes affaires.
Diane raconta d’un seul trait :
— Je n’ai jamais connu mon père. Dans les années soixante-dix, ma mère vivait en communauté. Elle a choisi un mec dans le groupe et s’est fait féconder. C’était d’accord entre eux. Il n’a jamais cherché à me voir. Je ne connais même pas son nom. Ma mère voulait élever son enfant en solitaire. Eviter le carcan du mariage, l’asservissement machiste… Elle avait les idées de son époque. C’était une féministe convaincue.
Elle ajouta :
— Il y a des enfants de la balle. Je suis une enfant de baba.
Un sourire passa sur le visage du flic, ce frémissement d’ironie que Diane aimait tant. Son expression lui déchira le cœur parce qu’elle savait qu’elle contemplait un paysage interdit. Elle se sentit tout à coup prisonnière d’un glacier, murée dans une prison de givre. Le lieutenant dut percevoir cette tristesse : il tendit la main, mais elle l’évita.
Il s’immobilisa, laissa filer quelques secondes, puis attaqua sa conclusion :
— Diane, le terme " tokamak " vous dit-il quelque chose ?
Elle ne chercha pas à cacher sa surprise :
— Non. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une abréviation. Cela signifie: chambre magnétique à courant. En fait, c’est du russe.
— Du russe ? Pourquoi… me parlez-vous de ça?
Langlois ouvrit son dossier : un fax était placé en évidence. Diane apercevait des caractères cyrilliques et une vague photo d’identité, brouillée par l’encrage de la télécopie.
— Vous vous en souvenez peut-être, il y a une sorte de trou noir dans le destin de van Kaen…
— De 1969 à 1972, oui.
— Les flics du BBK ont ouvert aujourd’hui un coffre que possédait le médecin à la Berliner Bank. Le coffre ne contenait que ces pièces.
Читать дальше