— Hypnotisez-moi.
— Un homme aurait pris le risque d’être avec vous, dans la voiture, au moment de l’accident ?
Diane comprit qu’elle n’obtiendrait rien du psychiatre. Elle prit ses affaires et se leva.
— Attendez, ordonna-t-il.
Paul Sacher esquissa un geste courtois en direction du fauteuil. Il souriait avec affabilité mais Diane se rendit compte qu’il tremblait.
— Asseyez-vous, dit-il. Nous allons commencer.
LA première sensation fut celle de l’eau.
Son esprit flottait dans un environnement liquide. Elle songea à un ballot oublié dans la cale détrempée d’un cargo. Au noyau d’un fruit dans une pulpe trop fluide. Elle tanguait désormais à l’intérieur de son propre crâne.
La seconde sensation fut qu’elle était deux.
Ou double.
Comme si sa conscience s’était séparée en deux entités distinctes, dont l’une pouvait observer l’autre. Elle rêvait — et elle pouvait se contempler en train de rêver. Elle se concentrait — et elle pouvait s’observer, à distance, en train de se concentrer.
— Diane, vous m’entendez?
— Je vous entends.
La plongée dans l’état hypnotique avait été immédiate. Paul Sacher lui avait d’abord demandé de se concentrer sur une ligne rouge, peinte sur le mur, puis d’éprouver la lourdeur de ses membres. Diane avait basculé dans un état de conscience intense. Elle avait éprouvé l’inertie de ses mains, de ses pieds. La masse de ses membres qui paraissait s’appesantir à chaque seconde, alors que son esprit au contraire s’envolait, se libérait.
— Nous allons évoquer le souvenir de l’accident.
Le dos bien droit, les mains posées sur les accoudoirs du fauteuil, Diane acquiesça en inclinant la tête.
— Vous sortez de l’immeuble de votre mère. Quelle heure est-il ?
— Environ minuit.
— Où êtes-vous exactement, Diane ?
— Je me tiens sous le porche du 72, boulevard Suchet.
Crépitements d’averse. Lignes translucides. Des milliers d’encoches sur la surface noire de la chaussée. De hautes façades de pierre scintillantes. Des réverbères bleutés, haletant de brumes comme des bouches impatientes.
— Comment vous sentez-vous ?
Les yeux fermés, elle sourit sans répondre.
Du champagne dans ses veines, comme des rivières souterraines qui se rient de l’averse dehors. Diane entend les gouttes, légères et drues, clapoter sur sa nuque. Elle se sent bien. Elle se sent floue. Elle a oublié la colère du dîner. Le baiser de Charles. Elle est seulement blottie dans l’instant.
— Diane, comment vous sentez-vous à cette minute ?
— Parfaitement bien.
— Etes-vous seule ?
Entre ses bras, la chaleur de l’enfant se cristallise. Sa nuque tiède, la fluidité de son corps. La quiétude de son sommeil que la pluie ne parvient pas à troubler.
— Je suis avec Lucien, mon fils adoptif.
— Que faites-vous maintenant ?
— Je traverse le boulevard.
— Comment est la circulation ?
— Le boulevard est désert.
— Votre véhicule : où est-il stationné ?
— Le long de l’hippodrome d’Auteuil.
— Vous souvenez-vous de l’adresse précise ?
Avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey.
— Donnez-moi d’autres détails. Quelle est la marque de votre voiture ?
— C’est un véhicule tout-terrain. Un ancien modèle. Une Toyota Landcruiser datant des années quatre-vingt.
— L’apercevez-vous maintenant ?
— Oui.
A quelques mètres de là, la voiture se dessine sous l’averse. Diane est maintenant agitée par un pressentiment. Elle éprouve un remords, une peine. Elle regrette d’avoir bu. D’avoir sacrifié à ce rituel qu’elle exècre. Elle voudrait revenir, immédiatement, à une parfaite lucidité, assumer pleinement chaque seconde.
La voix de Sacher retentit dans la pièce, à la fois lointaine et proche :
— Que faites-vous maintenant?
— J’ouvre la portière.
— Quelle portière ?
— La portière arrière droite.
— Celle de Lucien.
— Ensuite ?
Avant même qu’elle ne précisât sa pensée, son corps lui procura les réponses — des sensations très nettes, presque trop aiguës.
La pluie chassant sur son dos. La chaleur s’exhalant de l’échancrure de son blouson. Son corps ployant avec Lucien vers l’intérieur de la voiture.
La voix de l’hypnologue se fit plus forte :
— Qu’êtes-vous en train de faire, Diane ?
— J’installe Lucien sur le siège enfant…
— Cet instant est très important, Diane. Décrivez précisément chacun de vos gestes.
Entre ses doigts, un bruit bref retentit. Le " clic " de la ceinture. Aussitôt elle éprouve cette jouissance ténue, secrète, égoïste, qui clôt chacun de ses actes, même le plus infime, lorsqu’il vise à protéger son enfant.
Quelques secondes encore. La voix de Diane s’éleva enfin :
— Je… j’ai fixé la ceinture de sécurité.
— Vous êtes sûre ?
— Absolument sûre.
Le timbre grave de Sacher s’insinua en elle :
— Arrêtez-vous maintenant sur ce souvenir. Observez l’intérieur de votre voiture avec attention.
La part consciente de Diane comprit que sa caméra mentale était en train de se déclencher. Elle promenait maintenant son regard au cœur de l’image mémorisée.
L’espace sombre de l’habitacle. Les sièges râpés, jonchés d’objets divers. Le duvet kaki froissé et déployé à terre. Le hayon supportant des vieux magazines. Les portières de tôle, sans revêtement ni tissu…
Elle pouvait, littéralement, quadriller son souvenir, l’arpenter, le sillonner. Elle pouvait scruter ces détails qu’elle n’avait pas, sur le moment, observés mais que sa mémoire avait retenus à son insu.
— Que voyez-vous, Diane ?
— Rien. Rien de particulier.
Le silence de Paul Sacher était tendu. Confusément, Diane sentait que le psychiatre était aux aguets. Il demanda :
— Nous continuons ?
— Nous continuons.
Le ton reprit sa neutralité :
— Vous roulez maintenant sur le boulevard périphérique ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Répondez à voix haute, je vous prie.
— Je roule sur le boulevard périphérique.
— Que voyez-vous ?
— Des lumières. Des séries de lumières.
— Soyez plus explicite. Que voyez-vous précisément ?
De part et d’autre de ses tempes, les luminaires défilent sous leur bouclier de verre. Diane peut presque percevoir le grain des vitrages feuilletés, embrasés par l’incandescence orange du sodium.
— Les rampes des néons, murmura-t-elle. Elles m’éblouissent.
— Où êtes-vous maintenant ?
— Je dépasse la porte de la Muette.
— Y a-t-il d’autres voitures sur le boulevard ?
— Très peu.
— Sur quelle file roulez-vous ?
— La quatrième, à l’extrême gauche.
— A quelle vitesse roulez-vous ?
— Je ne sais pas.
L’étau de la voix se resserra
— Regardez votre tableau de bord.
Diane observa le compteur de vitesse à l’intérieur de son souvenir.
— Je roule à cent vingt kilomètres à l’heure.
— Très bien. Sur la route, autour de vous : remarquez-vous quelque chose de singulier?
— Non.
— Vous ne regardez jamais à l’arrière, en direction de votre fils ?
— Si. J’ai même réglé mon rétroviseur intérieur dans son axe.
— Lucien est-il en train de dormir ?
Silhouette opaque et légère dans le siège enfant. Intensité et profondeur du sommeil. Cheveux noirs mêlés aux ténèbres. Des broussailles formant un berceau de quiétude.
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