Une minute plus tard, Hunter réapparut.
« Il s’est passé un truc, la porte-fenêtre est grande ouverte et personne ne répond… »
Ils firent le tour par le jardin, contournant les saillies et les renfoncements de la bâtisse, passant près d’un appentis couvert de mousse et sous une tonnelle dont les feuilles sèches bruissaient sous la pluie, se faufilant dans la grande ombre menaçante que projetait la baraque autour d’elle, grimpant sur la terrasse de cèdre qui surplombait la pente jusqu’au ponton. Ils pénétrèrent dans le séjour silencieux et sombre où Blayne les attendait.
Le silence qui régnait à l’intérieur ne dit rien qui vaille au vieux Oates. Il posa une main sur le bras de son fils.
« Tu sens ça ?
— Essence », chuchota Hunter en guise de réponse.
Essence, en effet… Le relent flottait dans l’air et piquait les narines, malgré le vent qui aérait la pièce. Et soudain, ils aperçurent la lueur dansante qui illuminait les murs du couloir — jaune avec des nuances orangées — et l’épaisse fumée noire vomie au ras du plafond.
« Nom de Dieu !
— C’est quoi, ce bordel ? glapit Blayne.
— On se tire », décida le Vieux.
Ils ressortirent par où ils étaient entrés, dévalèrent les marches. Ils contournaient la maison lorsque deux détonations retentirent, aussitôt suivies de miaulements que le Vieux aurait reconnus entre mille. Sans même réfléchir, il plongea dans l’herbe en voyant la bouche d’un pistolet automatique cracher des langues de feu à une dizaine de mètres.
« Ahhh ! » gueula Blayne en se tenant la jambe et en s’écroulant par terre.
Le Vieux roula à l’abri d’un rocher couvert de mousse et riposta. Aussitôt, plusieurs détonations brèves et assourdissantes de pistolets-mitrailleurs secouèrent le soir et le sommet du rocher explosa, faisant pleuvoir sur lui des éclats de granit. Il entendit de nouveaux tirs d’armes automatiques réglées au coup par coup et les innombrables impacts de balles s’enfonçant dans la terre meuble tout autour de lui, ainsi que les troncs et les branches hachés menu par la grêle de plomb. Putain, c’était quoi, ça ? Pas les services du shérif, en tout cas. Ces types avaient la puissance de feu d’un commando ! Du diable s’il savait d’où ils sortaient !
« Blayne, ça va ?
— Chuis touché à la jambeee… »
Le Vieux secoua la tête. Blayne geignait comme un chiot malade. Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter une progéniture pareille ? Plusieurs déflagrations montèrent brusquement de la maison quand les vitres des fenêtres explosèrent sous l’effet de la chaleur et les flammes de l’incendie jaillirent dans la nuit pluvieuse, accompagnées d’une fumée noire et huileuse et de gerbes d’escarbilles emportées par le vent. Il allait profiter de la distraction offerte par ce spectacle pyrotechnique pour risquer un œil vers leurs assaillants quand il perçut une sorte de bourdonnement. Le Vieux leva les yeux et tout ce qu’il vit fut une espèce d’énorme libellule en vol stationnaire. À peine eut-il le temps de comprendre que ce gros insecte était en réalité une sorte de mini-engin volant qu’une nouvelle fusillade éclatait, un déluge cauchemardesque d’impacts de balles, une vacherie de miaulements et de détonations à la chaîne, ponctué de petits cliquetis métalliques, qui lui parut durer une éternité.
« Arrêtez de tirer, putain ! gueula-t-il, les tympans sifflant encore, quand cette saloperie de grêle s’interrompit enfin. C’est bon ! On se rend !
— Jetez vos armes et sortez les mains au-dessus de la tête, bien en évidence ! lança une voix. Pas d’entourloupes !
— Ça va, on a compris, on sort ! Mais baissez vos flingues, merde, c’est pas l’Irak, ici ! »
Ce n’étaient pas des membres de gangs latinos non plus, se dit-il en sortant de sa cachette, les mains aussi visibles que possible. Ces connards étaient des professionnels aguerris. Ils n’en rajoutaient pas. Ils n’insultaient pas. Ils ne frimaient pas. Ils étaient aussi froids et dépourvus d’affect que leurs armes. Le Vieux fronça les sourcils en voyant les silhouettes noires s’avancer vers eux.
Ils étaient vraiment dans le pétrin.
Je fixais les lumières d’East Harbor sur l’horizon. L’océan — avec ses creux d’un mètre cinquante — se liguait contre moi. Le vent se liguait contre moi. Les trombes d’eau déversées par le ciel se liguaient contre moi. La nuit tumultueuse se liguait contre moi. Ma colère, ma rancœur, ma tristesse immense se liguaient contre moi. L’univers entier conspirait contre moi tandis que je fonçais, l’esprit en vrac, à bord du Zodiac, vers East Harbor.
Liv : elle m’avait tout avoué…
D’une voix sans timbre, sépulcrale — presque absente à elle-même —, que je ne lui connaissais pas. Elle avait répété comme une vieille personne prise de radotage : « Pardonne-moi… pardonne-moi… pardonne-moi… pardonne-moi… », cela un nombre incalculable de fois. Et soulagé son cœur. C’était elle — et personne d’autre — qui avait tué Naomi. Les circonstances dans lesquelles cela s’était passé restaient assez obscures, même à travers ses explications hachées de sanglots et de supplications pour que je lui pardonne (c’était la première fois de ma vie que je l’entendais supplier quelqu’un). Le soir même où je m’étais disputé avec Naomi sur le ferry, elle avait donné rendez-vous à sa mère au sud de l’île, derrière Apodaca Mountain, dans un endroit de la côte totalement désert en hiver. Elle avait compris que c’était elle qui les faisait chanter. Et cela s’était mal passé…
« Comment tu l’as découvert ? avais-je demandé au téléphone, en proie à des sentiments violents et contradictoires : colère, stupéfaction, haine, incrédulité, dévastation, révolte, horreur…
— Cette personne que tu as vue avec moi dans ce bar…
— Le détective ?
— Oui. Il a mené son enquête… Il avait des contacts dans le casino où la mère de Naomi travaillait. Il s’est aperçu qu’une bonne partie des victimes étaient des clients du casino, avec des dettes de jeu…
— C’était ton cas ?
— Oui… »
J’ai compris à sa voix qu’elle ne tenait pas à en parler. Je l’ai laissée se soulager du reste.
« Les autres appartenaient pour la plupart à ce… hum… “club” de Nate Harding, tu sais de quoi je parle… Or, de leur mobil-home à l’ancienne église, en passant par les bois, il y a moins d’un kilomètre, Henry. Elle avait dû en entendre parler… Ensuite, il lui suffisait de noter les immatriculations des voitures les soirs où ça se passait… Ou peut-être les a-t-elle surpris par une fenêtre… Frank (je me suis souvenu que c’était le nom du détective) a suivi la mère de Naomi à plusieurs reprises. »
J’ai repensé à la vidéo que possédait Darrell. J’ai hésité à lui poser la question suivante.
« Et Naomi ? »
La réponse fut très longue à venir.
« Je suis désolée, Henry, mais certaines informations te concernant ont sûrement été fournies à sa mère par Naomi elle-même. Je ne vois pas d’autre explication. Peut-être l’a-t-elle fait sans savoir ce que sa mère ferait de ces informations, je ne sais pas… J’ignore comment elle s’y est prise, mais c’est comme ça en tout cas qu’elle a fini par retrouver la trace de ton père… et qu’elle nous a fait chanter… »
J’ai repensé à France dans les rues d’East Harbor à 2 heures du matin, plongeant le bras dans une poubelle. Je me sentais si abattu, si misérable que j’ai failli raccrocher sans plus attendre.
« Que s’est-il passé ce soir-là ? »
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