Il m’a lancé un regard qui en disait long : « Tu y as pensé ?
— Charlie, j’ai murmuré. Je n’arrive pas… je n’arrive tout simplement pas à le croire ! Ça peut pas être elles, tu m’entends ? Je les connais ! Ce ne sont pas des assassins… Elles n’ont jamais tué personne !
— Je comprends ce que tu ressens. Mais il faut prévenir la police.
— Pas encore. Si elles ont fait quoi que ce soit, c’est à moi de le découvrir…
— Et comment tu comptes t’y prendre ?
— Il y a peut-être un moyen… »
« Où est-il, Noah ? »
Jay écouta la réponse dans le téléphone en observant Grant. Son patron avait l’air dévoré par l’angoisse.
« Trouve-le, Noah. Passes-y la nuit s’il le faut, mais trouve-le. Et ensuite ne le lâche plus d’une semelle… Les Oates passent en première audience demain matin. Tu sais ce que ça signifie ? »
Cela signifiait qu’une fois leur caution réglée, ils seraient de nouveau dans la nature en attendant leur procès. Or Darrell avait passé un coup de fil à ses frangins peu de temps avant de mourir, dans lequel il leur parlait à mots couverts de son rendez-vous… Blayne et Hunter Oates devaient être fous de rage, et le mot était faible. Le Vieux, lui, devait ruminer sa vengeance. Jay pouvait sentir d’ici l’odeur du sang : il avait passé les dernières heures à étudier le dossier de ces ordures. Il en savait assez désormais pour mesurer l’étendue du danger que couraient Henry et ses amis.
Mais il se contrefichait des autres. C’est Henry qui le préoccupait. Si Grant venait à le perdre maintenant, si près du but, il ne s’en remettrait pas.
« Je compte sur toi, Noah », dit Jay.
Il raccrocha. Augustine était très pâle.
« On doit prévenir ce shérif et la police d’État du danger que court mon fils.
— On ne peut pas sans admettre que c’est lui qui a poussé ce type en bas du phare, objecta Jay.
— Nom de Dieu ! s’exclama Grant. C’est vrai qu’il l’a fait ! »
Jay se demanda s’il n’avait pas discerné une pointe de fierté dans la voix de son patron.
« Il court un grand danger, Jay. »
Le visage de celui-ci s’assombrit.
« Il faut mettre d’autres hommes sur le coup là-bas. Reynolds commence à se faire vieux. Il n’est pas de taille face à ces enragés. Ils sont peut-être attardés et cinglés, mais ils sont aussi foutrement malins d’après ce que j’en ai lu. »
Ils se tenaient dans l’un des bureaux éclairés jour et nuit au néon de leur bunker de Washington.
« On est en train de mouliner toutes les métadonnées dont on dispose. Encore quelques heures et on pourra prévoir les faits et gestes des uns et des autres avec une faible marge d’erreur… »
Jay faisait allusion au logiciel développé par WatchCorp, version améliorée du programme PredPol — predictive policing — utilisé depuis 2011 par les polices de plusieurs villes américaines. Développé par un anthropologue, un mathématicien, un flic et un criminologue, PredPol — qui faisait penser à Minority Report et à ses flics voyants — était utilisé non seulement dans les quartiers chauds, mais aussi dans des banlieues plus calmes de villes comme Los Angeles, Memphis, New York ; grâce à lui, des policiers s’étaient trouvés en planque plusieurs heures avant que le délit annoncé par le logiciel ne soit effectivement commis. Son secret ? Une formule mathématique confidentielle, un algorithme complexe qui intégrait et interprétait des centaines de données : statistiques, probabilités, taux de criminalité, localisation des délinquants, déplacements, structures des réseaux routiers principaux et secondaires, facilités d’accès et de repli, historique des délits… Ce type de logiciels prédictifs avait tendance à se multiplier dans une époque où se développait une nouvelle religion : la foi dans la toute-puissance des ordinateurs. Mais, comme de nombreux vétérans du terrain, Jay était sceptique sur les véritables capacités de PredPol. Il voyait surtout dans son succès le résultat d’une redoutable stratégie marketing et d’un solide lobbying au sein des administrations concernées.
Et puis, il le savait, les gens comme cette bande de péquenots des Cascades, mais aussi les militants écolos, les néo-luddites, les survivalistes, les milices antigouvernementales étaient passés maîtres dans l’art de dissimuler et de falsifier leurs données — et, sans données, le roi était nu… L’éternel combat entre la résistance et les machines.
« Prévoir ce qu’ils vont faire, ça ne servira à rien si on n’est pas sur place, Jay. »
Sur l’un des écrans, ils avaient en visuel la Crown Victoria de Reynolds tournant dans les rues obscures d’East Harbor. En ce moment même, elle roulait sur Warbass Way, une artère qui longeait le front de mer. Soudain, un triangle rouge se mit à clignoter à un kilomètre environ au sud-ouest de sa position.
Jay rappela aussitôt Noah. « On l’a retrouvé : il est près du carrefour de Marguerite et de Spring, près du terrain de base-ball. Fais gaffe qu’il ne te repère pas. »
Ils virent la Crown Victoria filmée par le drone quitter Warbass Way pour virer dans Harrison Street et retourner vers le centre-ville. De son côté, le triangle rouge clignotait mais demeurait immobile. Ce n’était pas la première fois que la balise d’Henry cessait d’émettre : il y avait peut-être un problème technique, ou alors c’était dû aux conditions météo. La technologie n’était jamais aussi performante que les émissions spécialisées la vendaient au grand public ; il y avait toujours des failles. Un autre détail les intriguait : les conversations téléphoniques, les SMS et les mails échangés par les membres de la petite bande étaient étrangement laconiques et dénués d’intérêt. Beaucoup trop laconiques et dénués d’intérêt compte tenu de ce qui se passait. Comme s’ils redoutaient d’être espionnés. Ce qui était logique, somme toute : Henry était le suspect n o 1 de la police et les gosses craignaient sans doute d’être sur écoute.
Oui, mais Henry avait fait une recherche sur Grant dans son ordinateur…
Que savait-il au juste ? Que lui avaient dit ses mamans ? Jay regretta que Noah n’ait pas eu accès à leur maisons plus tôt. Ils auraient gagné un temps précieux et se seraient sans doute économisé pas mal de recherches. À présent, ils étaient tous sur leurs gardes.
La voix de Grant le tira brusquement de ses pensées :
« On part là-bas. »
Jay se retourna.
« Hein ? Quoi ? »
Il leva les bras.
« Grant, demain, c’est Halloween ! Tu es censé visiter une clinique pour enfants malades et partager avec eux cette fête, voilà ce que tu es censé faire, et puis rejoindre ta femme et tes filles pour te balader dans les rues de ta ville… Tu as oublié ? L’importance de la famille… Bordel, l’élection est dans six jours ! »
Les derniers sondages donnaient Grant et son adversaire au coude à coude, l’élection allait se jouer dans un mouchoir de poche. C’était tout sauf le bon moment pour partir à l’autre bout du pays. Demain, un journaliste local allait divulguer une info extrêmement compromettante pour leur adversaire — une info que Jay lui-même lui avait fournie. Tous les médias allaient se jeter dessus comme des clebs sur un os et ils voudraient la réaction de Grant Augustine à ces révélations.
« Mon fils est en danger de mort et tu voudrais que je passe Halloween avec d’autres gosses à des milliers de kilomètres de lui ? » rétorqua Grant avec colère. Ses yeux se réduisirent à deux fentes. « Halloween ! Comme si j’étais un putain de clown ! Un de ces zombies à la noix ! Je ne sais pas quel est l’abruti qui a eu cette idée débile ! »
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