— Beau boulot, Jay. Rentre chez toi maintenant. Va te reposer…
— Pas question que Mia dorme ici cette nuit, d’accord ? »
Grant fit un signe affirmatif. Jay s’en alla. Grant alla prendre un livre intitulé Révolution sur le petit bureau. À en croire les historiens, Thomas Jefferson aimait le vin, la musique, les livres, les sciences et les arts. Il correspondait avec des scientifiques du monde entier, se passionnait pour l’architecture (il avait dessiné le Capitole de Richmond avec l’aide d’un architecte français), l’œnologie, l’horticulture, la géographie, les mathématiques, il inventa ou améliora tout un tas d’instruments — dont une machine à crypter les messages ! — , préconisait la séparation de l’Église et de l’État, mais c’était aussi un vrai Machiavel avec ses adversaires… Putain, quel mec ! En portant sa coupe à ses lèvres, Grant se demanda ce qu’il aurait pensé des hommes politiques d’aujourd’hui — ces singes lubriques, démagogues, stupides et vénaux. Probable qu’il en aurait pleuré. Mais ce qui fascinait le plus Grant, c’est que Jefferson avait une maîtresse noire. Il ne l’avait jamais émancipée, mais il avait émancipé deux de ses fils et les tests ADN effectués sur la descendance de la jeune femme avaient prouvé qu’un certain Eston Hemings était bien le fils de l’ancien président et de l’esclave noire.
Un enfant …
Sacré Thomas, murmura Grant en élevant sa coupe vers les toiles accrochées aux murs.
Il sortit son téléphone, composa le numéro auquel ne correspondait aucun nom.
« C’est bon, dit-il. Tu peux remonter… Mais tu ne restes pas cette nuit. »
Quinze minutes plus tard (il sourit : elle avait pris son temps), on frappa à la porte.
« C’est ouvert !
— Où es-tu ?
— Dans la chambre ! »
Il la vit apparaître sur le seuil, impériale, aussi belle que le péché.
« Ton Hill Bee était bon ? »
C’était le cocktail préféré de Mia quand elle venait ici. Elle s’approcha de lui, se pencha.
« Goûte… »
Elle fourra sa langue dans la bouche de Grant. Un goût sucré et acidulé en même temps, avec un arrière-plan de gin.
« Appelle-moi Thomas… », dit-il.
Elle le gifla très fort.
« Espèce de connard, tu crois que je ne sais pas où on est ? »
Il sourit. Mia étudiait les sciences politiques à Harvard. Elle était major de sa promo.
Noah regagna sa chambre d’hôtel. Des bouts de papier, des Post-it, des articles de presse et des clichés scotchés un peu partout. Il s’était également procuré un tableau blanc, sur lequel il avait dessiné un schéma au marqueur. On se serait cru dans une salle de rédaction.
Il fixa le tableau, se servit un jus d’orange dans le minibar, s’approcha de la baie vitrée et sortit sur le balcon. Dans la marina, les haubans cliquetaient et les lampes le long des pontons étaient comme des îles dans le brouillard. Un ou deux détails le troublaient. Une zone d’ombre, un accroc dans le tissu. Il songeait à cette enveloppe scellée qu’il avait trouvée chez Henry… Au contrat qu’elle contenait… Qui était l’individu dont le nom de code était 5025 EX ? Il n’allait pas être facile de le retrouver dans une métropole comme Los Angeles, mais il avait au moins une adresse par où commencer : celle de la société qui figurait sur le contrat. Même si elle était vieille de dix ans.
Et il y avait le sentiment qu’il avait éprouvé dans la chambre d’Henry : cette impression que le gamin n’était pas là, que la chambre n’était pas vraiment la sienne — à peine plus qu’une chambre d’hôtel qu’on aménage provisoirement avec quelques objets personnels.
Il regarda la baie. Le brouillard n’allait pas tarder à se lever ; il commençait à distinguer un dessin au travers — lentement, morceau par morceau, il prenait forme.
Les paquets de pluie giflaient les hublots et le pont supérieur était à moitié vide. Huit heures du soir. Le barman avait l’air de s’emmerder grave. J’avais le carton à mes pieds, sous la table. Putain, la tronche qu’auraient faite mes voisins s’ils avaient su ce qu’il y avait à l’intérieur ! Dans la voiture, j’avais compté : plus de vingt mille dollars, en coupures de dix et de vingt… Et probable que ce n’était que la dernière récolte. Elles ne pouvaient tout de même pas débarquer à la banque tous les mois avec des liasses de billets ; elles avaient dû trouver un moyen d’écouler tout cet argent…
Mes mamans faisant chanter l’île …
Impossible.
Et pourtant, je devais me rendre à l’évidence : toutes les preuves étaient là, sous mes yeux. Depuis combien de temps ? Combien de victimes de leurs agissements ? Y avait-il d’autres choses qu’elles m’avaient cachées ? Oh que oui, j’en connaissais au moins une : l’identité de mon père.
Qui étaient-elles ?
Je veux dire : qui étaient-elles vraiment ? Je commençais à douter de tout de ce que j’avais su jusqu’alors. Même mes souvenirs : on pouvait très facilement fabriquer des souvenirs à quelqu’un en lui répétant tous les jours les mêmes histoires pendant son adolescence — jusqu’à ce qu’il croie réellement avoir vécu ce qu’on lui raconte… Il me semblait me rappeler qu’à neuf ans j’avais porté un autre nom. Miles ou Myles… Était-ce un fantasme ? Qui n’a pas douté de ses souvenirs, de leur authenticité ? Qui ne s’est jamais demandé dans quelle proportion il les a arrangés , embellis ? Nous sommes tous des menteurs. Nous déguisons, nous falsifions, nous modifions, nous comblons les vides. Nous sommes tous des mythomanes ; il n’y a que le degré de mythomanie qui change. Est-ce que toute ma vie jusqu’ici, telle que je vous l’ai racontée, n’était qu’un mensonge ? Me restait-il une chose à laquelle me raccrocher ? Charlie… J’en avais voulu à Charlie de m’avoir envoyé ce message : elles mentent — mais c’était en vouloir au médecin pour son diagnostic. Charlie avait voulu m’avertir, me mettre en garde. Charlie était, quoi que j’en dise, mon meilleur ami. Si je ne pouvais plus faire confiance à mes mamans, du moins le pouvais-je encore à mes amis, mes semblables, mes frères …
Comme si mes pensées étaient parvenues jusqu’à lui, mon portable a bourdonné dans ma poche à ce moment précis et je l’ai sorti. C’était lui, Charlie. J’ai fait glisser le bouton vert sur la droite.
« Charlie ?
— Henry… Oh, Henry, oh, putain, Henry… (Il sanglotait carrément, à l’autre bout.) Oh, Henry, mon pote, je suis dans le caca ! Il… il faut que tu viennes… C’est ce qu’il a dit… Oh, merde, merde, Henry…
— Charlie, qu’est-ce qu’il y a ? Qui a dit quoi ? Je ne comprends rien ! De qui tu parles ?
— Darrell … Oh, Henry, pardonne-moi, mon frère… par… »
Le téléphone lui a été arraché des mains.
« Salut, Henry, mon pote. »
Mon sang s’est changé en glace : la voix de Darrell.
« Darrell ?
— Pas Darrell, petit enculé ! Monsieur Oates…
— Euh… oui…
— J’ai rien entendu.
— Monsieur… Oates …
— Vous avez essayé de nous baiser, tes copains et toi, Henry-joli… »
J’ai cherché un truc à dire mais quoi : C’est pas nous, c’est Shane ?
« Z’avez voulu jouer au plus fin…
— C’est pas nous, Da… monsieur Oates…
— Me baratine pas, p’tit con ! Essaie pas de m’embrouiller ! » Il avait hurlé. Sa voix était hystérique. Je me suis tu. Durant un moment, personne n’a parlé. Puis il a paru recouvrer son calme, sa voix s’est faite douce et glaciale.
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