Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais connue — ou si peu —, mais je n’ai pu me retenir de pleurer.
« Tu connais la suite. »
Elle s’est tue. Pendant de longues, de très longues secondes, le silence a été rempli par la présence d’un fantôme — le fantôme d’une mère morte quatorze ans plus tôt. Je me suis rendu compte que mes mains étaient tellement nouées que mes jointures en étaient blanches, et que mes joues étaient inondées de larmes.
Je les ai essuyées avec ma manche.
« Mon père, Grant Augustine, vous vous êtes renseignées sur lui ? »
Elles ont opiné.
« C’est un homme très puissant. Un homme avec des moyens colossaux. Il dirige une boîte qui travaille pour la NSA. Sa société a été citée dans le scandale Snowden. Il peut avoir accès à tous nos courriels, nos appels, nos activités sur Internet quand il le veut. »
Je comprenais mieux à présent pourquoi il m’était interdit de laisser des traces sur la Toile.
Tout s’éclairait.
J’ai revu le grand type en noir sur le ferry, entendu de nouveau maman Liv au téléphone — « je crois qu’ils sont sur nos traces, je crois qu’ils nous ont retrouvées » — et j’ai frémi. J’ai répété la phrase à voix haute.
« Tu parlais de lui au téléphone, de ses hommes ? »
Son visage s’est assombri, elle a acquiescé.
« Oui. Je… j’ai fait une bêtise…
— Quelle bêtise ?
— J’ai envoyé une carte postale… À cette Martha qui a aidé ta mère dans le temps. Pour lui dire que tu allais bien… J’ai cru qu’après toutes ces années, il n’y avait plus de danger… C’était une erreur.
— Je me demande si je n’ai pas vu l’un d’eux sur le ferry, ai-je dit, un grand type habillé en noir… C’est pour ça qu’on a déménagé aussi souvent ? » ai-je demandé.
Ses yeux ont lancé des éclairs. Elle a secoué la tête.
« Non. Ça n’a rien à voir avec ton père. En tout cas, pas directement. On a déménagé chaque fois que quelqu’un cherchait à en savoir un peu trop sur toi et sur la façon dont tu avais été adopté. Quand tu étais plus petit… il y avait toujours quelqu’un — services sociaux, personnels de l’éducation, voisinage… — pour avoir envie de fouiner… Alors, par mesure de précaution, on changeait régulièrement d’État. Tu comprends, on n’aurait pas supporté que tu nous sois enlevé… Ça a fichu nos carrières professionnelles en l’air, je dois dire, mais on ne regrette rien. Parce qu’on t’a, toi… le plus beau cadeau que nous ait fait ta mère. Et, aujourd’hui, tu as grandi… Un ado de seize ans élevé par deux mamans attire moins l’attention qu’un garçonnet…
— Sauf quand sa petite amie a été assassinée », ai-je ajouté.
Elle a hoché la tête.
« Oui. On va peut-être devoir déménager une fois de plus, Henry…
— Cette fois-ci, ils ne nous lâcheront pas si facilement. Si on disparaît maintenant, on aura le FBI aux trousses… »
Cette perspective les a rendues silencieuses pendant un court moment.
« Qui était cet homme dans le restaurant ? ai-je demandé.
— Un détective privé que j’ai engagé, a dit Liv. Il est gay. Il m’a été recommandé par des membres de la communauté. Il sait à peu près toute l’histoire. En somme, il surveille ceux qui nous surveillent… »
Un détective gay… J’ai pensé aux romans de George Baxt et de Richard Stevenson qui traînaient parfois dans le salon.
« J’ai encore une question, j’ai dit. Est-ce que quelqu’un vous fait chanter ? »
Elles ont ouvert de grands yeux.
« Comment tu es au courant ?
— Toi d’abord.
— Oui.
— Il vous fait chanter à cause de moi, c’est ça ? De notre secret…
— Oui.
— Vous avez une idée de qui il s’agit ?
— Pas la moindre.
— Depuis combien de temps ?
— Quelques mois, a répondu Liv. À mon tour. Je répète ma question : comment es-tu au courant ? »
Je leur ai raconté notre aventure dans les bois de l’île et dans les montagnes. Je n’ai pas parlé de Nate Harding, ni de ses petites soirées. J’ai lu la stupeur et l’incrédulité dans leurs yeux.
Je suis remonté dans ma chambre. J’avais laissé ma page Facebook ouverte — toujours sans la moindre photo, contrairement à celle intitulée « Je suis un assassin » que le réseau social en ligne n’avait pas encore fermée — et j’ai vu que j’avais un nouveau message.
L’expéditeur n’était qu’une suite de caractères aléatoires :
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Sans doute entrés au hasard…
J’ai cliqué dessus, m’attendant à de nouvelles insultes, mais il ne s’agissait pas d’accusations, cette fois — plutôt d’un avertissement, aussi concis qu’explicite :
Ne leur fais pas confiance. Elles mentent.
« Là. »
Krueger fixait l’écran de l’ordinateur. Sur la première vidéo, on voyait Henry tenant Naomi par les poignets, à l’extrême gauche de l’image, la secouant comme un prunier au milieu des rafales et des coups de mer — et le regard agrandi, apeuré de celle-ci tandis que son torse s’inclinait dangereusement en arrière, au-dessus du plat-bord. On apercevait les vagues géantes derrière elle. Henry se tenait de trois quarts dos par rapport à la caméra fixée au-dessous du poste de pilotage et embrassant la proue. Il était loin et il pleuvait. Difficile de déchiffrer son expression sous cet angle.
Puis Naomi repoussait Henry. Il tombait sur les fesses et elle le contournait pour rejoindre l’escalier montant vers les ponts fermés, quittant le champ de la caméra par le bord inférieur de l’écran. Le technicien mit la vidéo en pause. L’horaire s’affichait dans un coin : 18 h 02.
« Là », répéta le technicien assis — le chef Krueger et Chris Platt se tenaient debout autour de lui.
La seconde vidéo : celle de la caméra de surveillance en haut de l’escalier. Le technicien appuya sur un bouton. La vidéo se mit à défiler à vitesse rapide. Il repassa en lecture normale et, à 17 h 58, on vit d’abord un employé en uniforme de la compagnie des ferries descendre précipitamment les marches, tournant le dos à la caméra. C’était celui qui avait engueulé Henry. Selon ses dires, il avait été averti par le pilote qu’il y avait du grabuge en bas. Il n’y avait pas de représentant du Homeland Security à bord, ce soir-là, comme c’était souvent le cas sur les ferries de l’État de Washington depuis le 11 Septembre. Puis, à 18 h 02, Naomi apparut en bas de l’escalier et grimpa les marches, grossissant à l’écran. Elle avait l’air effrayée . Parvenue en haut, elle tourna à droite, seule direction possible, et quitta le champ de la caméra à 18 h 03’19”.
« Là. »
L’une des caméras filmant la salle principale, à présent. Plan général, depuis le bar jusqu’aux hublots avant, indistincts, dans le fond. Des passagers partout, assis ou debout, allant et venant. Le technicien passa en accéléré et la foule fut prise de frénésie, fonçant dans toutes les directions comme des boules de flipper. Puis il repassa en vitesse normale et pointa l’index vers un point sur l’écran : Naomi émergeait du recoin où se trouvait l’escalier menant au pont inférieur, remontait l’allée entre les tables en direction de la caméra, tournait à gauche et disparaissait dans les toilettes.
Le technicien accéléra de nouveau la vidéo.
À 18 h 23, on vit les gens se lever. À cause de l’accéléré, ils paraissaient tous atteints de chorée de Sydenham. La salle se vida rapidement. Tout le monde refluait vers l’escalier. Le technicien repassa en vitesse normale : Naomi sortant des toilettes…
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