J’ai essayé d’identifier Harding, mais sans m’attarder, car je ne tenais pas à ce qu’ils nous repèrent. Les rideaux étaient grands ouverts cette fois — ça n’allait certainement pas finir en orgie. J’ai juste noté qu’il y avait à peu près autant d’hommes que de femmes. Je me suis retourné vers les autres et Shane nous a fait signe. Nous avons contourné le bâtiment, piétinant un épais tapis de feuilles mortes amassées au cours de plusieurs automnes. L’obscurité était plus profonde à l’arrière, à l’orée des bois, mais il y avait encore suffisamment de clarté pour trouver la porte de service, en haut de trois marches. Shane a tiré doucement le battant grillagé et le léger grincement qu’il a émis a été couvert par la musique qui montait de l’intérieur. Il y avait un escalier étroit en face de nous et Shane a commencé à grimper. Nous l’avons imité. En haut, un balcon courait sur toute la largeur de la salle. Accroupis, nous avons rampé jusqu’à la balustrade. En bas, les ombres continuaient d’évoluer en silence, mimant mystérieusement… quoi ? je n’en avais pas la moindre idée — on aurait dit que chacun improvisait, abandonné à lui-même, en toute liberté.
Mon cœur battait la chamade.
Que faisaient-ils ?
Que cherchaient-ils à représenter ?
Et, tout à coup, j’ai compris. Lauridsen… Lux æterna … Ces masques indifférents et, au milieu d’eux, ces faces affligées… Ils étaient en train de rendre un dernier hommage à Naomi . Ils mimaient le deuil… À leur façon.
L’artiste, quel qu’il soit, aspire à saisir le mystère de la vie et de la mort, à exprimer l’incompréhensible et la douleur. Je ne doutais pas un instant que cette idée soit venue de Nate Harding lui-même et la colère m’a soulevé. Qu’est-ce que ce type savait de Naomi ? Il aurait pu être son père ! Quelle prétention de vouloir faire de sa mort un spectacle ! Comment osait-il ?
Puis tout s’est arrêté d’un coup. La musique. La pantomime. Ils se sont rechaussés, se sont salués rapidement et ils sont partis un par un. Dehors, les moteurs ont tourné. Deux masques se parlaient encore, en bas, puis le premier s’est retiré et le second est resté seul au milieu de la salle. Il ne bougeait pas. C’était l’un des masques tristes. Un homme. Silhouette athlétique. Harding … J’entendais l’écho de ma respiration haletante, tapi derrière la balustrade. Chassant le malaise qui m’envahissait, je suis sorti de ma cachette. Le mouvement ne lui a pas échappé et il a levé la tête vers le balcon. Shane, Charlie, Johnny et Kayla se sont redressés à leur tour.
Nate Harding a alors remonté son masque sur son front.
« Le Club des Cinq », a-t-il dit calmement.
Nous étions dans une pièce à l’arrière. Une cuisine ordinaire. La nuit plaquée contre la fenêtre ne renvoyait que le reflet de nos visages dans la lueur blafarde du néon. Souvenir de l’ancienne destination de l’édifice, un crucifix était resté accroché au-dessus du frigo. Harding a ouvert un placard, en a sorti une bouteille de vodka polonaise et s’est servi dans un verre à eau qui traînait à côté de l’évier. Il l’a porté à ses lèvres.
C’était la première fois que je le voyais d’aussi près. Et, comment dire ? la virilité cool, le petit truc bohème, le côté intello et arty , la séduction et l’indolence mâtinées de puissance sexuelle — tout cela était présent mais, à cette distance, le vieillissement, le doute, la lassitude d’avoir vu tous ses rêves réduits en cendres étaient plus apparents. En le regardant, j’ai eu l’impression de voir à la fois ce qu’il avait été à vingt ans, quand il était la coqueluche des cours de théâtre, et ce qu’il serait dans vingt autres : quand l’alcool, la dope et la clope auraient achevé de saper sa beauté conventionnelle. La quarantaine passée, les deux masques se superposaient encore, mais plus pour longtemps.
Et cependant j’ai deviné ce que Naomi avait pu lui trouver. La caricature de l’artiste tel que le cinéma et la télé le représentent. L’écorce sans le cœur, l’image sur papier glacé.
Il a bu la moitié du verre comme il aurait bu de l’eau, l’a reposé, nous a toisés longuement, le masque toujours relevé sur le front. Puis il a allumé une cigarette, a rejeté la fumée, les lèvres pincées.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
Bonne question. Je n’avais pas vraiment réfléchi à ce que j’allais lui dire. Il n’était peut-être pas assez talentueux pour la carrière dont il avait rêvé, mais il n’était pas idiot non plus. Il ne se laisserait pas endormir. Autant être réglo et lui balancer le truc direct.
« Nous cherchons à comprendre ce qui s’est passé, j’ai dit.
— Elle a été assassinée… et sans doute violée , a-t-il réagi. Voilà ce qui s’est passé. »
Elle ne l’avait pas été. Je le savais. Savait-il que je le savais ? Dans ce cas, feindre de l’ignorer pouvait être une stratégie…
« Tu as l’air de t’en foutre », a alors dit Shane d’une voix tendue à l’extrême.
Harding l’a fixé sans ciller.
« Pas du tout. Naomi, je l’aimais bien…
— Surtout quand elle venait à tes petites soirées… »
Il n’a pas paru surpris. Pendant une seconde, il a contemplé Shane avec une connivence indécente. Puis il a souri.
« Toi aussi, tu y es venu. Je te reconnais. »
Ils se sont affrontés du regard en silence. Harding n’a pas baissé les yeux.
« Tu te rappelles ? Tu aimais les secouer, hein ? »
Sa voix sifflante, doucereuse. J’ai surveillé Shane du coin de l’œil.
« Oui… je me souviens de toi… »
Il n’avait pas l’air d’avoir peur le moins du monde. De nouveau, il a souri. J’ai vu passer un éclat déplaisant, bestial et charnel dans ses yeux.
« Ne me dis pas que tu as oublié… »
Avant qu’on ait pu faire quoi que ce soit, Shane lui a balancé son poing dans le nez et ce dernier a explosé, répandant un flot de sang rouge sur la bouche et le menton de son propriétaire.
« Putain, t’es malade ! »
Harding a porté une main à son visage, a regardé le sang qui teintait ses doigts et une fureur noire s’est emparée de lui.
« Vous croyez que c’était une petite sainte, votre copine ? a-t-il lancé d’une voix provocante et sifflante. Je vais vous dire ce que c’était… »
C’est là que c’est parti en vrille… Shane l’a frappé une deuxième fois et, en réponse, Harding s’est jeté sur lui. Des coups sont partis des deux côtés mais ceux de Shane faisaient plus mal : il pratiquait la boxe au lycée, il savait où frapper, et comment. Personne au bahut n’ignorait qu’il était un combattant redoutable. Mais Harding n’était pas manchot non plus ; j’ai vu Shane prendre une droite qui l’a secoué. Puis les deux se sont agrippés, renversant des chaises sur leur passage, titubant, ivres de fureur, et Johnny et moi, on s’est jetés sur Harding pour prêter main-forte à Shane alors que Kayla nous braillait d’arrêter. Les coups ont redoublé. À l’aveugle. Une avalanche qui a endolori mes phalanges. On a vu son visage se déformer, enfler, se changer en un magma sanguinolent, sa fureur se muer en frayeur. On l’a encore frappé, avec les pieds cette fois, quand il est tombé et s’est retrouvé assis contre les meubles de cuisine. On a essayé de l’atteindre quand il a rampé entre les chaises, sous le refuge précaire de la table. J’ai broyé une de ses chevilles sous ma semelle, en faisant porter tout le poids de mon corps sur mon pied ; Shane a écrasé de toutes ses forces les doigts de sa main gauche avec le pied d’une chaise. Il nous a hurlé d’arrêter, mais on tournait autour de la table comme des fanatiques drogués de haine, renversant tout sur notre passage.
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