— C’était quand ?
— Il y a six mois environ…
— Putain, tu as seize ans et elle quarante ! me suis-je exclamé.
— Ouais, ouais, je sais… C’est ça, le truc. Comme je t’ai dit, elle était vachement bronzée et canon… On voyait la moitié de ses nichons, bordel !
— Et tu as fait quoi ? a demandé Charlie, non sans un tremblement dans la voix.
— À votre avis ? Je l’ai rappelée, tiens.
— Vous avez… couché ensemble ?
— Ouais. Ouais. On a baisé. Mais pas au début. Au début, on parlait et on se baladait dans les bois… Ou bien on roulait au hasard et on se garait quelque part, on s’asseyait au soleil, au bord d’une plage. Quelquefois, elle apportait de la bière fraîche dans une glacière et des sandwiches. C’était cool…
— Comment… comment ça s’est passé ? a demandé Charlie d’une voix quelque peu étranglée.
— Tu veux dire : la chose ? Ben, comme d’habitude. Un jour, je l’ai chopée et je l’ai embrassée. Elle attendait que ça. Putain, les mecs, cette salope, c’est un sacré coup ! Désolé, Kayla, mais c’est la vérité.
— Incroyable, a soufflé Charlie, comme si on venait de lui apprendre que le paradis existait et que l’entrée s’en trouvait à la pharmacie.
— Et après ? j’ai dit.
— Pendant quelque temps, on a continué : dans sa voiture, dans une cabane de pêcheurs… même une fois sur leur bateau, dans leur cabine ! Elle m’avait dans la peau, a-t-il ajouté, et je l’ai vu gonfler la poitrine comme tout mâle persuadé qu’il est un meilleur coup que son voisin. Et puis, elle m’a dit qu’il y avait un groupe d’adultes sur l’île qui organisait des soirées… Si ça m’intéressait, je pourrais coucher avec d’autres femmes. En plus, il y aurait de l’alcool et de la dope. Et on me donnerait de l’argent… Je pourrais même coucher avec des hommes, si ça me branchait. Je lui ai dit que j’étais pas pédé…
— Et tu y as été, ai-je conclu.
— Ouais… Deux fois… »
J’ai vu ses yeux luisants, dans la pénombre, sa lèvre inférieure qui tremblait. L’ombre au fond de son regard. Ce n’était pas le Shane que nous connaissions.
« Ces gens, a dit Shane, ils ont l’air bien élevés, cultivés, sympas — mais les choses qu’ils font… Je me sentais sale chaque fois que je rentrais chez moi… J’ai dit à la pharmacienne que je voulais plus y aller. Elle m’a supplié ! Elle m’a même dit qu’elle était amoureuse de moi, tu parles… »
Il a baissé la tête puis l’a relevée. Sa voix a vibré de fureur contenue.
« Le pire était Nate Harding. Il aime le sexe brutal, mais surtout il aimait droguer les jeunes avant et, quand on était bien dans les vapes, il nous faisait faire des trucs de plus en plus dégueulasses. Lui, il se contentait de regarder. Il aimait bien que je sois violent avec mes partenaires, ça l’excitait… Plus c’était tordu, plus il aimait ça. Nate ne recherchait pas seulement son plaisir : il voulait nous faire du mal. Son plaisir à lui, c’était de nous corrompre, de nous abîmer … en tant que… personnes… qu’êtres humains… »
J’ai eu froid, tout à coup. J’ai frémi en songeant à Naomi passant entre leurs mains. À ce qu’ils avaient fait d’elle. À toutes ces ordures présentes à l’église, écoutant tranquillement le sermon du prêtre avec toute cette fange en eux.
« Les autres, c’était qui ? » j’ai demandé.
Il a haussé les épaules.
« Tu as vu, ils portent des masques… Et ils ne parlaient pas. Jamais. À part quelques bonnes femmes qui couinaient comme de vieilles truies…
— T’en as reconnu aucun ? »
Il a réfléchi.
« Si. Un pêcheur d’Orcas. (Il a donné son nom.) Et aussi Howie, le barman du Jolly Roger, à cause de son tatouage… C’est tout. »
Je n’en suis pas revenu. Le pub où nous allions presque chaque jour ! Notre deuxième repaire ! Quand Naomi s’asseyait avec nous, cette ordure savait — il avait participé, il l’avait vue à poil dans les bras d’autres hommes. Debout derrière son comptoir, il se repassait peut-être les meilleurs moments…
« Il y avait d’autres jeunes comme toi ?
— Ouais. Mais pas de mon âge, ça non, et pas d’ici non plus : je les aurais reconnus. D’ailleurs, la première fois, un type s’est embrouillé avec elle à cause de mon âge et elle lui a menti en disant que j’étais majeur, mais le mec l’a pas crue… »
J’ai soudain pensé à la période où étaient apparues les premières scarifications. À ces changements chez Naomi… Avait-elle menacé de les dénoncer ? Était-ce pour cela qu’on l’avait tuée ? Je leur ai fait part de mes doutes.
« Il n’y a qu’un moyen de le savoir, a dit Shane d’un ton glacial.
— Harding, a répondu Charlie tout aussi froidement.
— Il va nous jeter dehors, a dit Johnny. Il va halluciner.
— Et après ? a rétorqué Shane. Qui s’en branle si ça lui plaît ou pas ? Au cas où vous l’auriez oublié, elle a été assassinée , putain. Il me semble que ça justifie de prendre quelques mesures radicales, non ? Et il me semble aussi que c’est le moment ou jamais de montrer ce que vous avez dans le slip, les mecs. Pas toi, Henry. T’as déjà fait tes preuves, là-haut. »
Le cours d’art dramatique de Nate Harding se tient trois fois par semaine dans l’ancienne église méthodiste sur Mud Bay Road — la route de la Baie boueuse. Un nom approprié, vous ne trouvez pas ? La pluie avait cessé, tandis que nous roulions vers le sud de l’île, laissant derrière nous les éminences vertes de l’Eagle Ridge Golf and Country Club, sur une chaussée mouillée, pleine de trous, de lézardes et de feuilles mortes qui adhéraient aux pneus et qui avaient la couleur et la taille de gants de vaisselle.
L’église se dresse au bord de la route, devant une allée en demi-cercle avec une stèle au milieu. Un édifice en bois à peine plus grand qu’un pavillon de banlieue, avec un modeste clocheton au-dessus d’un fronton triangulaire.
Il faisait presque nuit quand nous y sommes arrivés. Une ampoule solitaire éclairait le perron. Il était écrit « 1905 » au-dessus de l’entrée. Au-delà, une prairie et puis la forêt drapée dans la nuit. Il y avait une douzaine de voitures garées devant.
Nous avons évité de claquer les portières et nous nous sommes approchés en silence des fenêtres, en marchant sur la pelouse détrempée et spongieuse ; j’ai jeté un coup d’œil rapide, imité par les autres, et le spectacle que nous avons découvert à l’intérieur nous a frappés de stupeur : dans la salle au plancher et aux murs de bois brut, des ombres évoluaient les unes autour des autres, avec des gestes mystérieux et lents ; pieds nus, toutes de noir vêtues, elles glissaient sur le parquet en silence. Comme sur la vidéo, chacune portait un masque blanc qui conférait à son regard un aspect particulièrement inquiétant. La plupart de ces masques n’exprimaient rien, ni joie ni peine, à trois exceptions près qui — fronts plissés, plis de la bouche tombant amèrement, sourcils en accent circonflexe — dénotaient une profonde affliction. Aucun ne souriait. La seule lumière provenait de deux appliques murales en forme de tulipe et chaque personnage était accompagné de grandes ombres fuligineuses qui s’entremêlaient sur le plancher.
Même à travers les vitres, on percevait la musique. Je l’ai reconnue : Lux æterna , de Morten Lauridsen, un musicien célèbre qui vit dans les îles une partie de l’année. J’ai trouvé cette mise en scène particulièrement sinistre et, c’était fatal ; j’ai pensé à la vidéo. Dans l’air humide du soir, j’ai frissonné.
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