« Non, ai-je dit fermement. Je leur ai tout dit, maman. »
Coup d’œil aigu de Liv.
« Très bien, très bien… Tu sais combien nous aimions Naomi… Je… je ne sais pas quoi te dire, mon fils… Nous sommes totalement bouleversées, j’ose à peine penser à ce que tu endures. Cela me terrifie, tu as envie d’en parler ? »
De nouveau, j’ai fait signe que non.
Elle m’a repris dans ses bras, m’a murmuré à l’oreille :
« Nous serons toujours là pour toi, tu le sais ? Ne reste pas seul avec ta douleur, Henry. Ne te coupe pas de nous. »
Elle me connaissait. Elle savait que, dans les moments difficiles, j’avais tendance à chercher un endroit où me terrer, tel un bernard-l’hermite se réfugiant dans une coquille de turbo. Elle m’a serré contre elle et j’ai craqué.
« Oh, maman, c’est affreux, j’ai dit.
— Oui, mon chéri…
— Est-ce que vous savez quand auront lieu les funérailles ?
— Après l’autopsie, a répondu Liv doucement. C’est ce que le shérif a dit. »
L’autopsie . Pendant une fraction de seconde, j’ai vu Naomi sur une table brillante, glacée, son torse grand ouvert…
Je me suis écarté.
« On est sans nouvelles de sa mère, a-t-elle ajouté.
— S’il vous plaît, j’ai besoin d’être seul. »
Elle a hésité, m’a regardé. « D’accord. »
Elles ont fait un pas en arrière. J’étais sonné. Groggy. Je suis monté dans ma chambre avec une seule question à l’esprit : comment allais-je faire pour vivre maintenant ? Je me sentais anesthésié, la sensation que plus rien ne pourrait me toucher. Joie ou peine. J’ai poussé ma porte et actionné l’interrupteur. La petite lampe à abat-jour sur la table de nuit a jeté une douce lueur orangée sur les murs. Il faisait déjà noir derrière les vitres. On était en octobre et les jours raccourcissaient salement vite. Le phare de Limestone Point a balayé la fenêtre de son pinceau lumineux. J’avais depuis longtemps pris l’habitude de cette palpitation nocturne ; je la trouvais même réconfortante en temps normal mais, ce soir-là, elle m’a fait l’effet d’une menace. J’ai contemplé les posters qui tapissaient les murs, alignés exactement comme ceux du musée de la Science-Fiction à Seattle, ce paradis pour nerds : l’abeille au bord d’une paupière de Candyman , la longue griffe sinistre de Hostel , le crâne ricanant d’ Evil Dead 2 , l’inquiétant visage d’enfant aux yeux noirs de The Grudge , la silhouette hurlante sur fond rouge de 30 Jours de nuit , le cercle lugubre de The Ring , les yeux blancs de The Eye …
Il m’en avait fallu, du temps, pour réunir cette collection. Toutes ces images cauchemardesques. Naomi les adorait. Elle aimait bien s’attarder ici les soirs d’hiver, quand le vent gémissait contre la fenêtre et qu’on entendait la mer gronder. Elle se blottissait contre moi en frissonnant et demandait d’une voix intranquille : « Tu ne fais jamais de cauchemars, Henry ? »
Curieusement, je ne lui ai jamais dit. Au sujet de mon cauchemar. Celui que je fais presque chaque nuit.
Celui du petit garçon.
Pourquoi ? Nous n’avions pas de secret l’un pour l’autre — du moins, je n’en avais pas pour elle. Alors, bordel, pourquoi je ne lui en ai jamais parlé ?
Quand la vie vous écrase, quand le poids de la douleur est trop important, on a tendance à vouloir s’aplatir pour lui échapper, à s’asseoir, à se coucher par terre, à se rapprocher du sol. C’est ce que j’ai fait. Je me suis laissé glisser et je me suis couché en chien de fusil sur la moquette, au pied du lit. Je suis resté comme ça longtemps, mon corps agité de soubresauts, mon esprit en cendres.
Le violoncelle s’est tu.
Le seul bruit dans la maison était celui d’une gouttière percée qui dégorgeait son eau juste devant ma fenêtre. La maison est comme un organisme vivant ; quand il pleut, le bois gonfle, la charpente, les planchers s’étirent, les châssis des fenêtres travaillent. Il m’est venu cette pensée étrange qu’elle était vivante et que Naomi était morte.
Je me suis relevé, je me suis assis à mon bureau. J’ai allumé l’ordinateur. Je me suis connecté à Facebook. Sur mon compte, la photo est remplacée par une vignette représentant une silhouette blanche sur fond bleu et mon nom n’apparaît pas (je suis Fan de films d’horreur pour le réseau social). Je m’attendais à des condoléances, à des messages de sympathie.
Au lieu de ça, il y avait un message privé envoyé par un certain Islander723 dont j’ignorais tout.
Il était on ne peut plus clair.
Douze jours plus tôt
Jay s’arrêta dans un patelin nommé Hollymead, sur la route de Charlottesville, en cette soirée orageuse. Il y avait un endroit où les bikers descendaient parce qu’on y mangeait d’excellents burgers, avec des steaks 100 % bœuf de Chicago façonnés à la main et un assaisonnement maison. On pouvait y ajouter un œuf frit si on aimait s’envoyer une double ration de protéines ; ce n’était pas le genre de Jay — mais c’était peut-être bien celui des gros bras qu’il apercevait autour de leurs bécanes, à l’extérieur, tandis qu’il garait sa Mustang sur le parking en terre battue.
La soirée était déjà avancée. Jay vit des couches de nuages noirs empilées les unes sur les autres et des éclairs de chaleur qui les traversaient. Le vent se levait. Chaque bouffée d’air chargé de poussière vous piquait les yeux et avait le goût de l’ozone. La lumière était irréelle. L’orage allait bientôt éclater. Il sentit les regards des bikers le suivre depuis sa caisse jusqu’à la porte, mais n’y prêta pas attention. Ils portaient presque tous des barbes, des bandanas et des vestes en denim déchirées aux manches. Jay aperçut leurs emblèmes dans leurs dos : un grand crâne aux orbites pleines de flammes, une épée enfoncée à son sommet, le chiffre « 4 », qui signifiait « Vie et Mort », le « 5 », qui voulait dire « SS », et le nombre « 13 ». Les Sons of Death étaient l’un des principaux gangs de motards de la côte Est avec les Hells Angels — qu’ils affrontaient régulièrement pour le contrôle de territoires. En 2002, plusieurs de leurs membres avaient trouvé la mort à Long Island au cours d’une bataille rangée avec leurs rivaux et un de leurs leaders, Robert Carl Reddick, soixante-six ans, avait été arrêté en 2012 par plus de soixante membres de la police d’État et des forces de police locale.
Jay se fichait bien des Angels comme des Sons of Death. Il entra et s’assit à la seule table libre. Il mangea son hamburger dans son coin, indifférent au boucan, à la musique trop forte, aux rires, aux cris rauques, aux odeurs de bière et de gin, aux éclairages criards, à la menace latente qui émanait de toute cette testostérone comprimée dans un si petit espace. Il le fit passer avec de l’eau plate et un café. Puis il sortit un cigare de la poche de poitrine de sa chemise et se leva quand l’un des bikers se dirigea vers les toilettes. Il entra en sifflotant à sa suite et s’arrêta, dos à la porte, pour allumer son cigare. Puis il cogna à la seule porte fermée.
« Sors de là, Hank. »
Silence.
« J’ai dit : sors de là. Maintenant. »
La porte s’ouvrit d’un coup et Jay se retrouva face à la lame courte et incurvée d’un petit couteau Sharpfinger. Le type qui se tenait de l’autre côté de l’arme avait dans les soixante ans, un visage massif mais un peu mou, une tignasse blonde et un petit bouc blanc au bout du menton. Ses lèvres étaient rouge cerise, ses yeux injectés et son haleine empestait l’œuf frit, la cigarette et le gin.
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