Tout comme mes pensées — qui, toutes, me ramenaient à Naomi.
Une vérité à propos de Naomi :
elle n’était pas parfaite .
Elle aurait voulu l’être : bonne copine, excellente élève, sportive accomplie, appartenant à tous les clubs dont il fallait être au lycée et toutes ces conneries.
Elle adorait être le centre de l’attention …
Mais le fait est que Naomi évoluait au bord d’un gouffre depuis un certain temps. Nous l’avions découvert au cours de l’été. Ou plutôt Charlie, Johnny et Kayla avaient commencé à le soupçonner lorsqu’elle avait refusé de se mettre en maillot.
Car, moi, je savais, bien sûr.
J’avais vu, désemparé, le processus s’aggraver au fil des mois. Incapable de la raisonner, de comprendre ce qui se passait, en dépit de ses tentatives d’explications. Je l’avais entendue employer les mots « stress », « trop d’attentes », « point de rupture »… Je l’avais écoutée m’expliquer que, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, ce sont souvent les valedictorians et les salutatorians — les meilleurs élèves — qui s’automutilent pour faire face à la pression.
Il n’empêche : j’étais terrifié par ces marques de plus en plus nombreuses sur son corps. Là où personne d’autre que moi ne pouvait les voir.
La première fois, elle avait utilisé un compas. Et gravé le mot :
ÉPUISÉE
Sur son bras…
C’était en hiver. Pas de danger que quelqu’un le voie. À part moi. Je l’avais regardée, atterré. « Qu’est-ce que c’est ? » Elle avait l’air tellement triste. « Pardonne-moi », avait-elle dit. Lui pardonner quoi ? Je l’avais prise dans mes bras. Deux semaines plus tard, il y avait cinq traits rouges et profonds qui entaillaient son autre bras.
« Pourquoi tu fais ça, Nao ? — Ça me soulage. — Ça te… soulage ? — Oui. — De quoi ? — De tout… — C’est… c’est douloureux ? — Au début seulement, après on s’habitue… »
Au fil des jours, des semaines, les traits s’étaient faits de plus en plus nombreux, de plus en plus serrés — en même temps qu’elle passait du compas à la lame de rasoir ; la cadence s’était accélérée jusqu’à devenir quotidienne. Son corps ressemblait de plus en plus à un hiéroglyphe, à un papyrus couvert de signes cabalistiques. Un gribouillis effrayant.
Les derniers temps, je redoutais de la déshabiller — et, de son côté, Naomi appréhendait ma réaction. Elle trouvait des prétextes : elle avait ses règles, mal au ventre, au crâne.
Sur quoi l’été était arrivé et elle avait continué de porter des jeans, des pulls et des sweats manches longues alors que la chaleur s’installait et que toute l’île l’accueillait en reléguant les vêtements d’hiver au fond des placards — elle avait aussi arrêté le sport pour ne pas avoir à se mettre en short. Et, un jour où nous étions à la plage et où, malgré le soleil et la chaleur ambiante, elle refusait de se déshabiller, Kayla lui avait posé la question. Frontalement. En la saisissant par le bras.
Je suis descendu de la Volvo.
Assise au volant, Liv m’a regardé et a dit : « Rentre à la maison. » Puis elle a démarré. Des bruits de pluie partout — comme la véritable voix de cette île. J’ai lancé un dernier coup d’œil vers l’entrée de la sente en regagnant ma voiture : il y avait moins de monde, mais les gyrophares des véhicules de police continuaient de cisailler la pénombre.
Je me suis assis au volant, perdu dans un labyrinthe de pensées qui ne menaient nulle part. La douleur les colorait toutes. J’aurais aimé que ça s’arrête. Mais ça ne s’arrêtait pas… Et là, dans la voiture, j’ai eu ma première vraie crise de larmes. Il y en aurait d’autres, mais celle-ci a été d’une violence que rien, l’instant d’avant, ne laissait présager. Elle m’a soulevé comme une vague arrière et a duré peut-être une minute ou deux, me laissant hors d’haleine, la respiration rauque, le front écrasé contre le volant.
Naomi .
Son nom m’a échappé. Il est sorti de ma bouche comme un souffle — comme si un ventriloque s’était emparé de moi. J’ai tourné la tête et j’ai violemment sursauté. Un visage était collé à la vitre et ses yeux m’observaient dans l’ombre d’une visière ruisselante. Dominick Silvestri, l’adjoint au shérif. J’ai appuyé sur le bouton et la vitre s’est abaissée.
« Ça va, Henry ? »
J’ai fait signe que oui, j’ai essuyé mes larmes et ma morve. Il a posé une main sur mon épaule, l’a serrée amicalement. Étonnamment, ce simple geste m’a fait un bien fou.
« Rentre chez toi », a-t-il dit.
J’ai acquiescé de nouveau et démarré à mon tour. En me garant devant la maison, j’ai vu que la pluie faisait déborder caniveaux et gouttières. En pénétrant dans le hall, j’ai entendu le son grave du violoncelle de Liv qui s’élevait du salon. J’ai reconnu le morceau : Le Cygne, de Camille Saint-Saens (elle l’avait répété des centaines de fois), et sa bouleversante mélancolie a rendu mon désespoir encore plus insoutenable. Oh, Liv ! ai-je pensé. Ça ne pouvait pas attendre ? Mais dès que j’ai eu refermé la porte, la musique s’est arrêtée. Je l’ai entendue qui stoppait le métronome, appuyait le lourd instrument quelque part et se levait. J’ai perçu ses pas qui approchaient sur le parquet, et ceux — plus légers, plus élégants — de France qui descendaient l’escalier.
« Henry », a dit Liv.
Rien d’autre. Je l’ai suivie.
La maison était grande. Elle possédait un salon à la fois pour les clients et pour nous, avec une cheminée en marbre veiné surmontée d’un grand miroir et entourée d’un mur de livres et de DVD, que les clients pouvaient emprunter (il y avait un lecteur dans chaque chambre), et une baie vitrée qui donnait sur la terrasse, couronnée d’un vitrail en demi-lune. Pour l’heure, la vue était complètement bouchée.
C’est là qu’elles m’ont serré — fort — l’une après l’autre, pendant une bonne minute, m’embrassant, me tenant à bout de bras, m’étreignant à nouveau.
« Henry… Henry… Henry, a chuchoté Liv dans mon oreille. Mon homme à moi. »
France m’a étreint à son tour. Elle avait un beau visage que, depuis que j’avais vu le film, j’associais à celui de Lee Remick, l’actrice blonde aux yeux clairs qui tenait le rôle de la mère adoptive dans La Malédiction , un film d’horreur des années 70, et il était capable d’une gamme de mimiques et d’expressions presque inépuisable. Elle m’a prodigué ses marques d’affection dans le langage gestuel qui était le sien et son regard triste ne m’a pas lâché une seconde. Je les ai laissées m’envelopper de leur douceur, mais je me sentais dur, indifférent et glacé à l’intérieur, comme si une partie de moi se détachait pour observer cliniquement tout ce cirque. Le monde auquel j’avais cru, celui dans lequel j’avais grandi, n’existait plus. Il venait d’imploser avec la mort de Naomi. Et j’ai compris que celui que j’étais jusqu’alors avait cessé d’exister lui aussi, il était mort avec elle. Et que j’ignorais tout du Henry à venir.
Je lui ai souri. Elle a effleuré ma joue, reculé d’un pas — c’était à nouveau au tour de Liv d’entrer en scène. Et j’ai repensé au duo Krueger/Platt.
« Henry ? Il y a quelque chose que tu n’as pas dit à la police ? »
D’ordinaire, elle aurait dit « flics ». Il faut croire que l’instant était solennel. J’ai fait signe que non.
« Tu en es sûr ? »
Décidément, personne n’avait l’air de me croire.
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