— Il ne le fera pas, répondit Jay. Il aurait trop à perdre. La CIA, le Département de la Défense, le NRO [1] Le National Reconnaissance Office est l’une des agences de renseignements américaines.
, la base navale de Norfolk : ils sont tous implantés sur le sol de Virginie. Tu crois qu’il a envie de se les aliéner ? Il ne dira pas un mot là-dessus… Et, de toute façon, il nous reste une dernière carte si les sondages ne s’inversent pas, ajouta Jay. Mais gardons-la pour le dernier débat. Si on ne peut pas faire autrement. Évitons de l’humilier… »
Augustine hocha la tête en souriant. Il savait à quoi Jay faisait allusion. C’était l’avantage dans ce métier. On savait tout sur tout le monde. Tant qu’il en serait ainsi, rien ne pourrait les arrêter. Tout le monde a un vilain petit secret. Ou plusieurs. Or, aujourd’hui, les opinions publiques ne pardonnaient rien : elles voulaient des politiciens vierges, immaculés, sans tache : émasculés…
« Grant, il faut que je te parle de quelque chose. »
Le ton de Jay alerta son patron. Il leva les yeux de la carte.
« Si c’est pour cette fille…
— Ça n’a rien à voir avec cette pute », le coupa Jay.
Cette fois, Augustine oublia la carte. Son bras droit avait haussé le ton.
« De quoi s’agit-il, alors ?
— De Martha. »
Grant Augustine se figea. L’impression qu’une couleuvre venait de se réveiller dans sa poitrine. Il avala une gorgée de bourbon. Un coup de tonnerre plus proche que les autres fit trembler les vitres.
« Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu te rappelles ce type de la poste de Strong City à qui on graisse la patte ? »
Grant haussa les épaules.
« Non, j’avoue que non… On paye un type à la poste du Kansas pour surveiller le courrier de Martha, c’est ça ? »
Jay opina.
« Depuis combien de temps ?
— Des années… Pour que dalle jusqu’à aujourd’hui… Jusqu’à il y a un mois et demi, du moins… »
Augustine avala sa salive.
« Elle a reçu une carte postale non signée des îles San Juan, dans l’État de Washington », articula lentement Jay.
Jay se souvenait de Martha avec tendresse : pendant des années, ils avaient ramassé ensemble la merde que Grant laissait derrière lui. Martha était efficace, fiable et discrète. Ils avaient même eu une brève aventure sans lendemain. Sans que Grant en ait jamais rien su. Mais elle n’était pas comme eux. Et, un jour, elle en avait eu marre et elle était partie.
Jay savait ce qui avait déclenché le départ de Martha : Meredith . C’était Martha qui avait été chargée de gérer le cas Meredith et un lien très fort était né entre les deux femmes, à l’insu de Jay. À l’insu d’Augustine. La seule fois où la fiabilité de Martha avait été prise en défaut.
Le regard d’Augustine flamba tel celui d’un serpent entre ses lourdes paupières.
« Qu’est-ce qu’il y avait dessus ? »
Jay sortit de sa poche un bout de carton fait d’une multitude de petits morceaux maintenus ensemble par du ruban adhésif. Il le tendit à son patron par-dessus le dossier du canapé. Il manquait juste l’angle inférieur gauche : le type de la poste qui avait fouillé le champ pendant des heures sous le cagnard ne l’avait pas retrouvé, malgré la récompense offerte. Augustine examina brièvement la photo puis la retourna pour lire le texte au verso.
« Cet abruti vient juste de nous l’envoyer, précisa Jay, il l’avait oubliée au fond d’un tiroir !
— Mon Dieu, prononça Augustine. (Il avait changé de couleur.)
— Ne nous emballons pas, dit Jay.
— Les micros sont toujours en place ? »
Jay fit signe que oui.
« J’ai simplement dû renvoyer la cellule de surveillance là-bas. Ça fait des années qu’on n’écoutait plus, tu penses bien. Mais, d’après eux, les micros sont toujours opérationnels. Et ils sont formels : Martha n’en a parlé à personne.
— Ça pourrait être une preuve supplémentaire, fit Augustine d’une voix sans timbre, une preuve que cette carte parle bien de… de qui on pense… »
Jay le regarda. Son chef avait l’air perdu en lui-même.
« Du calme. Ne nous emballons pas. Je suis d’accord : c’est le premier signe depuis des années…
— C’est elle, dit Augustine avec une soudaine ferveur. “C’est devenu un bon garçon, aussi beau et fort que sa mère.” Bon Dieu, de qui d’autre pourrait-il s’agir ! Elle n’est pas bête, Jay : elle sait que nous pouvons tout contrôler, coups de fil, e-mails, recherches sur Internet… tout — sauf une bonne vieille carte postale écrite à la main et envoyée par la poste… Seigneur Jésus, la première imprudence de Meredith en seize ans ! Enfin…
— Jamais elle n’aurait pris un risque pareil avant, fit remarquer Jay, songeur. Elle a dû croire que tu avais fini par renoncer.
— Il faut se mettre à sa place. Seize années… Personne n’aurait patienté aussi longtemps.
— Personne sauf toi », dit Jay.
Grant Augustine hocha la tête.
« Le cachet provient de la poste de Bellingham, précisa Jay.
— Même après seize ans, Meredith n’aura certainement pas pris le risque de la poster trop près de chez elle. Elle doit être dans une de ces îles qu’on voit sur la photo… »
Le regard d’Augustine brillait d’une lumière quasi démente, à présent.
« Je veux que tu les localises, Jay. Laisse tomber tout le reste et trouve-les. S’il y a la moindre chance, trouve Meredith. »
J’ai regardé la façade sous ma capuche dégoulinante :
Ken’s Store & Grille
Épicerie, Essence & Diesel, Boissons, Vidéos
Depuis 1904
À la nuit tombée, le Ken’s Store & Grille devient notre repaire. Le magasin des parents de Charlie ressemble à un décor de western avec sa façade en planches et l’immense écriteau peint au-dessus de l’entrée. Il est presque aussi profond que large. Et il y a un corps d’habitation de deux étages à l’arrière, avec une arrière-cour sur le côté, fermée par une haute palissade côté rue, par les bois de l’autre, qui commencent derrière la maison.
Je m’y suis traîné, ce soir-là, parce que Charlie m’avait envoyé un texto me disant qu’il était important que je vienne. Traîné , c’est le mot. Et pourtant, j’étais à la fois lourd, accablé — et plus léger que l’air, aussi immatériel qu’un fantôme.
La pluie cinglait les deux rangées de fenêtres à petits carreaux de part et d’autre de la porte, qui est dans un renfoncement. Quand j’ai frappé à la vitre, Charlie est venu tirer le loquet. Il y avait un système d’alarme, mais les parents de Charlie ne l’activaient que de juillet à septembre, quand les touristes débarquaient — et avec eux des jeunes de la ville qui, le soir venu, picolaient, se battaient et faisaient des trucs stupides.
À l’intérieur flottait une fragrance familière, complexe et riche : légumes, graines, fruits, bois ciré, confiseries, poussière, mêlés au fantôme d’odeur des cafés que Wendy, l’employée, sert derrière un comptoir, au fond à droite après les bacs à surgelés. La caisse enregistreuse est à gauche. La lueur du seul réverbère traversait les fenêtres et tombait sur le départ des rayons, qui dessinent quatre allées parallèles depuis l’entrée jusqu’au fond du magasin.
Kayla et Johnny étaient assis dans l’ombre, à l’arrière, à l’une des trois tables où les parents de Charlie servent des petits déjeuners et des burgers six jours par semaine. Sans un geste, sans un mot. Le seul éclairage provenait des vitrines de bières et de sodas derrière eux.
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