Lorsque la sonnerie de 10 h 30 a retenti, je me suis précipité dehors. J’ai envoyé un énième texto :
Où es-tu ?
Puis un deuxième :
Tout le monde s’inquiète ici, appelle au moins Kayla
Puis, après une hésitation, un troisième :
Je t’aime
Appuyé contre le tronc d’un arbre, à l’écart, j’ai remis mon téléphone dans ma poche, guettant la petite vibration sur ma cuisse qui m’annoncerait une réponse. Mais l’appareil est demeuré aussi silencieux qu’une pierre.
Tout à coup, un grand remue-ménage s’est produit du côté du hall et j’ai vu qu’on se mettait à discuter et à gesticuler, là-bas. J’ai entendu des exclamations et je me suis demandé de quoi il s’agissait jusqu’au moment où Charlie et Johnny se sont extraits de la cohue pour marcher rapidement dans ma direction. Même à travers la brume, je distinguais la mine sinistre de Charlie : le visage de Johnny exprimait la même angoisse. Plus ils approchaient, plus je pouvais voir la lueur inquiète dans leurs regards et j’ai commencé à flipper grave. En arrivant à ma hauteur, Charlie a sorti sa tablette tactile de son sac à dos, m’a lancé un coup d’œil et me l’a tendue.
« Regarde ça ! »
J’ai frissonné. Il y avait dans sa voix une note de panique. J’ai zieuté la caméra de surveillance hémisphérique, semblable à celle du ferry, qui embrassait le campus. Il s’était déjà fait coller deux fois depuis le début de l’année, une pour avoir roulé avec son skate sur une allée — les skates sont interdits sur le campus, tout comme les tablettes et les téléphones portables —, l’autre pour avoir joué à Candy Crush en classe, mais apparemment cela ne l’avait pas dissuadé.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
Il m’a mis la tablette sous le nez.
Le titre et le chapeau de l’article m’ont sauté à la figure :
Mort suspecte sur Glass Island
Crime ou accident ? Le corps d’une jeune femme découvert sur une plage de l’île .
L’édition en ligne d’un journal quelconque, le Seattle Times, l’ Anacortes News ou le San Juan Islander …
« Elle est arrivée ? a demandé Charlie. Naomi, elle est là ? » (Charlie, Kayla et Johnny se trouvaient dans une autre classe que la mienne, cette année — mais pas Naomi. Cependant, nous n’étions pas assis l’un à côté de l’autre, non : Naomi était assise à côté d’une des sœurs Purdy, moi à côté d’un garçon prénommé Kyle.)
J’ai fait signe que non. Pendant une demi-seconde, j’ai eu l’impression que tout mon système digestif se transformait en siphon tandis que mon centre de gravité se déplaçait vers mes testicules. J’ai dû m’appuyer au tronc de l’arbre.
« Qu’est-ce qui s’passeeee ? Bordel de merde, qu’est-ce qui s’passeeeee ? » (La voix de Charlie brusquement montée dans les aigus, aussi instable que celle d’un préado qui mue.)
Je lui ai arraché la tablette des mains et j’ai parcouru le reste de l’article — qui, faute d’infos plus consistantes, était bref, plein de non-dits et de points d’interrogation.
Ce matin, les services du shérif de Glass Island ont trouvé un corps sans vie sur l’une des plages de l’île. Selon certaines sources, il s’agirait de celui d’une jeune fille de dix-sept ans, mais l’identité de celle-ci ne nous a pas été communiquée. Le corps a été découvert par un habitant de l’île qui promenait son chien. Les premières constatations orienteraient la police vers la thèse de la noyade, sans qu’il soit possible de dire s’il s’agit d’une noyade accidentelle ou non. Les services du shérif se sont refusés à tout autre commentaire dans l’immédiat et la plage a été bouclée. L’assistance de la patrouille de l’État de Washington et des services médico-légaux du comté de Snohomish a été sollicitée par le chef Krueger.
Un terrible pressentiment m’a envahi. Me laissant sans force ni courage.
« Naomi », ai-je dit.
J’ai vu le visage de Charlie se défaire.
« Oh, non ! Non, non, non, Henry, me dis pas que… Tu crois quand même pas…
— Elle n’était pas en retard… elle n’est… elle n’est pas venue…
— C’est une coïncidence, a gémi Johnny d’un ton plaintif. C’est forcément une coïncidence…
— Ouais, sans doute, n’empêche que je n’arrive pas à la joindre…
— Moi non plus, a renchéri Charlie d’une voix bizarre. Oh, non, non, non ! Putain, l’angoisse ! »
Il s’est empoigné les cheveux et a grimacé, en se pliant en deux.
J’ai maté Charlie. J’avais une frousse de tous les diables. On l’avait cherchée partout, en vain. « Elle a trouvé quelqu’un d’autre pour la ramener », avait conclu Charlie. Mais aucun de nous ne l’avait vue descendre du ferry…
L’espace d’une seconde, on s’est tus, abîmés dans nos pensées.
J’ai sorti mon téléphone portable. J’ai consulté l’heure sur l’écran. Je connaissais par cœur les horaires des ferries ; il y en avait un qui partait pour Glass Island dans exactement sept minutes. Sans plus attendre, j’ai filé ventre à terre à travers les pelouses, vers le parc de stationnement. « Henry ! » ont-ils gueulé derrière moi. Puis je les ai entendus qui piquaient un sprint à leur tour. Je ne me suis pas retourné, la sonnerie de fin de pause a retenti.
« Le ferry dans six minutes ! » ai-je lancé en me laissant tomber derrière le volant tandis qu’ils s’engouffraient dans l’habitacle.
On a quitté le campus à toute blinde et roulé à tombeau ouvert le long de School Road. Nous sommes passés devant la Pencey Middle School, nous avons longé la piste de l’aérodrome puis tourné à droite devant le petit port de plaisance. On a remonté Crescent Beach Drive à fond la caisse, fait irruption bien trop vite sur le parking du ferry. La dernière bagnole était déjà à bord, ils allaient tirer la chaîne.
J’ai foncé.
« Hé ! a beuglé l’employé au gilet jaune en s’interposant. Non mais vous êtes complètement malades ! C’est fermé, vous ne voyez pas ? Attendez le suivant, bon Dieu ! »
J’ai passé la tête par la portière.
« Je vous en supplie, m’sieur ! Ma mère vient de se faire renverser par une voiture ! Ils l’ont amenée à la clinique ! Je n’arrive plus à la joindre ! Je vous en prie ! Je suis super inquiet ! »
Il nous a regardés l’un après l’autre, l’air soupçonneux, à travers le pare-brise. Visiblement, il se demandait si on était en train de se foutre de sa gueule ou si on était sincères. Il a découvert les mines défaites des deux autres occupants et il est retourné parlementer avec son collègue, sur le pont avant. Celui-ci n’avait pas encore été relevé.
Ils nous ont fait signe d’avancer.
Je suis sorti respirer sur le pont mouillé par une pluie fine, qui donnait à la mer l’aspect blanc et brillant du chrome. La brume s’était levée. La pluie estompait cependant le profil des îles les plus proches, dont les pentes hérissées de sapins tombaient presque à la verticale dans la mer. À l’instant où je sortais mon téléphone, j’ai perçu, par-dessus le bruit de la pluie et celui des machines, un bourdonnement. J’ai levé la tête. Un hydravion. Le sigle de la patrouille de l’État sur son cockpit. Il volait à basse altitude, sur notre gauche, note claire sur la forêt sombre et touffue que nous longions. Il nous a dépassés, puis ses ailes se sont inclinées et il a viré et disparu vite fait entre deux îles couronnées de nuages. Les îles, les caps, les criques, les passes et les falaises glissaient le long du ferry, dans la grisaille.
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