Elle se sentit désespérée à cette idée. Est-ce qu’il avait aussi repéré Léo ?
— Qu’est-ce que c’est ? dit la voix de Max.
Elle suivit son regard. Il était posé sur le boîtier du CD.
— Vous connaissez ?
— Oui. Encore un opéra.
Elle le scruta intensément.
— Ça parle encore de suicide, n’est-ce pas ?
— Mmm. Lakmé est une jeune hindoue qui s’empoisonne avec du datura lorsqu’elle comprend que celui qu’elle aime, Gérald, va retourner auprès des siens…
Elle le fixait, pâle comme un linceul.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Vous avez bien dit Gérald ?
— Oui, pourquoi ? Vous connaissez quelqu’un qui s’appelle comme ça ? Bon Dieu, Christine, vous êtes sûre que ça va ? Vous êtes vraiment pâle…
— Tenez. Buvez, dit-il. Vous avez fait un malaise. On devrait appeler un toubib.
— Non, merci, je me sens déjà mieux. (Elle lui prit le verre d’eau des mains.)
— Vous connaissez un Gérald, alors ?
Elle fit signe que oui.
— C’est lui, l’homme au tatouage ?
Elle fit signe que non.
— Vous ne voulez pas en parler ?
Elle hésita.
— Pas encore… Je vous remercie pour tout ce que vous faites, Max. Et désolée pour mes remarques de tout à l’heure. Mais je ne suis pas encore prête.
Il lui adressa un regard préoccupé.
— Christine… jusqu’à présent je ne savais pas trop quoi penser de votre histoire. Mais j’ai vu cet homme. J’ai vu son regard. Je connais ce genre de type : il ne vous lâchera pas. Que va-t-il faire la prochaine fois, vous y avez pensé ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Car — tôt ou tard — il va revenir à la charge. Ce genre de malade, ça a de la suite dans les idées. Croyez-moi, Christine : je pense que vous devriez appeler la police ; vous avez besoin d’aide.
— J’ai déjà la vôtre. Et il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un de fort, au moins aussi fort que cet homme.
Elle avait élevé la voix, comme pour se convaincre de ce qu’elle disait. L’espace d’un instant, elle crut surprendre une lueur de contrariété dans ses yeux gris. Mais c’était sans doute une illusion.
— Maintenant, si ça ne vous dérange pas, ajouta-t-elle, j’aimerais rester seule.
Il acquiesça, lèvres serrées. Se leva lentement. Sur le seuil, il s’arrêta et se retourna.
— Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.
Quand il fut parti, elle attendit un long moment que l’adrénaline redescende. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait, tout ça n’avait aucun sens. Max avait l’air de considérer que l’homme en question était un criminel professionnel. Quelle sorte de criminel ? Un mafieux ? Un voleur ? Un tueur à gages ? Cette histoire de tatouage lui faisait penser à des histoires de gangs russes ou sud-américains qu’elle avait vues à la télé.
Sa pensée revint à Gérald et elle sentit une couleuvre se déployer dans son ventre. Que savait ce type de sa relation avec son fiancé ? Était-ce lui qui avait pris Denise et Gérald en photo ? Et pourquoi cette allusion à Gérald par opéra interposé ? Ça ne pouvait pas être une coïncidence… Gérald faisait partie de l’équation … De nouveau, elle sentit la parano l’envahir et elle pensa à Denise. Denise avait-elle embauché un truand, un criminel pour lui faire peur, la faire renoncer à Gérald ? Absurde. Ridicule. Ce genre de choses n’arrivait que dans les films. Et dans des émissions comme « Faites entrer l’accusé » , dit la petite voix en elle avec un soupçon d’impatience. C’est-à-dire dans la réalité, ma chère… Elle essaya de la repousser, mais la voix insistait :
… la jalousie, l’envie, la vengeance — les mobiles les plus courants… Souviens-toi des avocats que tu as invités dans ton émission, de ce qu’ils t’ont raconté : tu serais surprise, ma vieille, de ce que certaines personnes sont capables de faire sous le coup de la jalousie ou de la colère …
Quelle issue, quel choix lui restait-il ? Elle sortit son téléphone et le consulta. Léo n’aurait-il pas dû l’appeler ? Il avait dit qu’il allait se renseigner, mobiliser ses contacts… Où en était-il ? Elle aurait bien aimé avoir de ses nouvelles à cet instant…
Elle n’allait pas laisser cet enfoiré de merde lui pourrir la vie éternellement .
Cette pensée la galvanisa. Elle allait réagir. Mais pas comme ce type l’attendait… Jusqu’à présent, elle avait toujours eu un coup ou deux de retard. Mais, grâce à Max, elle venait d’obtenir une information précieuse. Oui. Elle allait transmettre l’information à Léo, il lui avait parlé d’un détective privé : lui saurait l’exploiter. Deuzio, quitter cet endroit . Max avait raison : elle ne pouvait plus rester ici. Quand elle regardait ces murs, elle avait l’impression d’être Mia Farrow dans Rosemary’s Baby . Elle voyait ce monstre entrant chez elle en son absence, urinant sur son paillasson, s’emparant d’Iggy et lui brisant la patte, baissant le chauffage et glissant un CD d’opéra dans la chaîne… Elle l’imaginait parvenant à entrer la nuit, pendant qu’elle dormait, malgré le meuble poussé devant la porte et le verrou.
Mais pour aller où ? Une première pensée lui vint : pourquoi ne pas faire sa valise et demander asile à ses parents pour quelques jours ? La voix qui aimait jouer les rabat-joie réagit aussitôt : Allons, ma grande, j’espère que tu plaisantes ! Le seul fait que tu l’envisages prouve à quel point tu as touché le fond. Tes… parents ? Sérieux ? Et tu vas leur dire quoi ? Que tu avais besoin de changer d’air ?
La voix avait raison : Pourquoi maintenant ? demanderaient-ils — sans chercher à dissimuler le fait que le retour de leur fille dans leur vie quotidienne ne faisait pas partie de leur projet de retraite. Elle ne pouvait tout de même pas leur raconter ce qui s’était passé (elle imaginait la tête de son père si elle lui disait qu’elle avait invité un SDF à monter chez elle). Et si elle inventait une histoire, quelle qu’elle fût, son père y verrait la confirmation de ce qu’il avait toujours pensé, à savoir que sa fille n’avait pas les épaules, qu’elle serait à jamais incapable de trouver sa vraie place dans le monde, qu’il aurait mieux valu, au fond, que sa sœur vive au lieu d’elle (car c’était bien ça qu’il devait penser, non ? quand il avait suffisamment picolé pour avoir le cran d’assumer son… sa préférence …). Quant à sa mère… eh bien, elle la regarderait en se demandant où elle avait échoué en tant que mère, en faisant de l’échec de sa fille son échec personnel.
Tout mais pas ça …
Elle retourna dans le salon, se resservit un plein bol de café. Une autre idée lui était venue … Elle impliquait d’appeler quelqu’un qui n’avait peut-être pas envie de l’entendre ni d’avoir de ses nouvelles, mais elle n’avait pas le choix. Elle chercha le numéro d’Ilan dans son répertoire ; elle savait qu’à cette heure-ci il n’était pas encore parti pour la radio. D’ailleurs, quand il répondit, elle perçut des voix d’enfants et du remue-ménage derrière lui.
— Christine ?
Elle essaya de deviner si sa voix était hostile ou méfiante, mais elle était juste étonnée.
— Désolée de venir t’importuner, dit-elle, mais j’ai besoin que tu me rendes un service. Je sais que je t’ai déjà causé pas mal de problèmes et je comprendrais que tu refuses — mais je ne peux compter que sur toi, Ilan.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle lui expliqua de quoi il retournait. Puis elle attendit. Pendant un long moment, il resta silencieux.
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