— Entrez…
Un tremblement lorsqu’elle s’avança en chaussettes sur le béton froid. Elle considéra sa cellule : une grotte blanc cassé de deux mètres sur trois, un banc de béton avec un demi-mur derrière qui devait dissimuler des toilettes. Des angles arrondis partout. Un matelas. Un robinet dans une niche, au fond. C’était tout.
— Dans un petit moment, deux personnes vont venir vous chercher pour prendre vos empreintes. En attendant, essayez de vous reposer.
— Il fait froid ici, fit-elle remarquer.
— Je vais vous emmener une couverture. Vous voulez manger quelque chose ?
— Non, merci.
Elle n’avait pas faim : elle avait froid… elle avait peur… elle était terrifiée… Elle vit, de l’autre côté de la vitre, la femme en uniforme tendre un bras vers le haut et un store de toile descendit, lui bouchant complètement la vue. Aucune des cellules qu’elle avait aperçues — celles où se trouvaient des hommes — n’avait été camouflée de la sorte : elle en conclut que la garde voulait éviter que sa présence dans ces sous-sols ne perturbât le fragile équilibre qui y régnait. Dès que les pas de la femme se furent éloignés, elle passa derrière le muret. Elle baissa son jean et son slip sur ses chevilles et s’accroupit pour se soulager dans le trou. Elle se rendit compte qu’elle tremblait si violemment que ses dents claquaient. Elle avait envie de pleurer, mais quelque chose en elle s’y refusait. Ses intestins vidés, elle revint s’asseoir sur la couchette, la couverture marron passée sur ses épaules, et elle ferma les yeux en essayant de fermer pareillement son esprit à ce lieu, d’oublier où elle se trouvait — et comment elle y était arrivée. Après tout, ce n’est pas si terrible. Au moins, ici, personne ne peut t’atteindre. Tu verras : dans une heure ou deux, ça ira mieux — même si ça ne va pas être facile de dormir sur ce truc … Elle passa l’heure suivante recroquevillée sur le matelas plastifié mince et dur, enveloppée dans une couverture qui sentait le renfermé, et elle regretta d’avoir refusé le repas, car les crampes se déchaînaient dans son ventre.
Au bout d’une heure, deux personnes — une femme et un homme plus jeunes qu’elle — vinrent la chercher et la conduisirent dans une pièce sans fenêtre éclairée au néon (près de l’ascenseur : elle éprouva un éphémère et cruel espoir, une flambée aussitôt éteinte). Une table, un ordinateur, un comptoir derrière une vitre et un gros appareil qui ressemblait à un distributeur de billets. Un homme équipé de gants bleus, le visage protégé par un masque chirurgical, l’attendait derrière la vitre. Il la fit asseoir, lui demanda d’ouvrir la bouche et effectua ce qu’elle supposa être un prélèvement ADN à l’aide d’un coton-tige ; après quoi, la jeune femme lui demanda de s’approcher du gros appareil et prit ses empreintes — d’abord la main complète, puis les cinq doigts un par un. Elle lui parlait aimablement, comme s’il s’agissait d’une simple formalité administrative. Pour finir, elle eut droit à la traditionnelle photo anthropométrique dans un coin de la pièce. Quand les deux jeunes gens la ramenèrent en cellule, Christine eut l’impression que, cette fois, ça y était : elle était passée de l’autre côté . Elle eut du mal à combattre le découragement, le désespoir qui s’immisçaient en elle. Son cerveau — qui, jusqu’ici, n’avait pas pris toute la mesure de la situation — mugissait de honte, de confusion et de peur.
Puis l’enfer commença …
Tout ce que la ville comptait de dealers, de maquereaux, de voleurs, de tapineuses, d’ivrognes, de junkies semblait s’être donné rendez-vous ici, comme des internautes qui ne se connaissent pas répondant à une invitation sur Facebook. Projet X à l’hôtel de police. Ils débarquèrent les uns après les autres — de 22 à 2 heures du matin —, dans un grand remue-ménage. Christine se réjouit que personne ne pût la voir derrière le store de toile car, de l’autre côté, la folie enflait de minute en minute. Et la colère : une tension effrayante courait d’un bout à l’autre du couloir, elle le traversait comme des faisceaux de particules dans un collisionneur. Impossible de fermer l’œil : sa cellule était l’avant-dernière individuelle ; deux portes plus loin se trouvaient des cellules plus grandes, dans lesquelles on enfermait de quatre à dix personnes. Chahut, fureur, grabuge : un sabbat frénétique … Vers 2 heures, le couloir plein comme un hall de gare s’était transformé en une ménagerie bruyante, énervée et fébrile. « Hé, enculés de flics, vos mères sucent des bites en enfer ! » « Hé, la gouinasse, on caille ici ! T’as pas une couverture en rab’, chérie ? » « Appelez un toubib, appelez un toubib ! Je fais une criiiiiiiiseee ! » « Madame, s’il vous plaît, madame, venez vite : il va pas bien du tout ! » « La ferme, putain ! C’est pas bientôt fini, ce bordel ? » Cette nuit-là, Christine écouta les hurlements stridents des fauves, leurs râles déments, les coups de poing et les coups de pied terribles contre le Plexiglas et le métal, les rires sinistres des ivrognes, les pleurs désespérés des junkies, les insultes provocantes et querelleuses des putains, les langues, les accents, les claquements des verrous, les portes qui s’ouvrent et se referment, les pas, les appels, les sonneries, les cris. Les mains moites et le cerveau en feu, elle cligna des yeux comme un hibou dans la douche de lumière qui ne s’arrêtait jamais, cette pluie continue qui traversait ses paupières closes. En proie à un sentiment de solitude absolue, à une détresse comme elle n’en avait jamais connu. S’efforçant de se fermer à l’anarchie qui régnait, à toute cette animalité et à toute cette fureur. N’y parvenant pas. Vers 3 heures, son corps finit par réagir ; elle fut prise de nausées et elle se précipita vers le trou pour vomir, à genoux sur le sol recouvert de revêtement industriel, cachée par le demi-mur, tandis que d’autres arrivants déclenchaient un nouveau tapage. Elle se redressa, essuya son front en sueur et appuya sur le bouton commandant le robinet — qui éclaboussa ses vêtements. Cette fois, elle se mit à pleurer, de manière étouffée d’abord — car elle craignait d’être entendue —, puis de plus en plus fort, secouée par des sanglots convulsifs, toutes ses digues mentales rompues.
— Pleure, bébé, ça fait du bien, dit doucement une voix de femme dans la cellule voisine de la sienne.
Elle fût réveillée par le froid. Elle avait fini par s’endormir sur le matelas dur, enveloppée dans la couverture marron, et — quand elle s’assit — les courbatures dans son dos et ses reins lui donnèrent mille petits coups de rasoir tranchants. Elle avait la bouche pâteuse et atrocement soif. Elle constata que le silence régnait enfin. Le couloir avait retrouvé son calme. Des ronflements sonores montaient des cellules, ainsi que des murmures de conversations à voix basse. Puis les verrous claquèrent de nouveau et des bruits de pas retentirent. Des portes qui s’ouvrent ; des gens qui se réveillent, qui râlent, qui toussent. Trois minutes plus tard, la femme en tenue relevait le store, déverrouillait sa porte et lui tendait un plateau.
— Tenez.
Deux Speculoos et une briquette de jus d’orange…
— Merci, dit-elle néanmoins.
La femme baissa le store et passa à la cellule suivante. Elle considéra ce petit déjeuner qu’en d’autres circonstances elle aurait repoussé avec dédain, mais les crampes lui tordaient l’estomac. Elle n’avait rien avalé depuis la veille et elle se jeta sur la briquette, ses mâchoires si dures qu’elle ressentit des coups d’aiguille dans les maxillaires quand elle but les premières gorgées. Quand elle eut terminé, sa faim et sa soif, loin d’être dissipées, étaient au contraire décuplées.
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