Une heure plus tard, alors qu’elle rêvassait et somnolait, le store fut relevé et le verrou claqua de nouveau.
— Suivez-moi.
Elle remonta le couloir derrière la femme. Beaulieu l’attendait près du bocal vitré des surveillants.
— Bonjour, dit-il en la précédant vers la pièce aux casiers. Veuillez récupérer vos affaires, mademoiselle Steinmeyer. Vérifiez que tout y est et écrivez « repris ma fouille, complet » ici, s’il vous plaît.
La femme en uniforme ouvrit son casier, en retira la boîte en bois et la posa devant elle, sur la petite table. Christine sentit l’espoir regonfler sa poitrine comme une chambre à air. Elle remit sa montre autour de son poignet, passa sa ceinture, récupéra ses papiers et ses affaires. Une par une. La main tremblante. Elle ne reconnut pas l’écriture heurtée quand elle fit courir le stylo sur la page d’un mouvement syncopé de sismographe.
— Suivez-moi, dit Beaulieu.
L’espoir de nouveau, quand il la précéda vers l’ascenseur. Elle remonta vers les étages avec la sensation d’un plongeur qui a tranché les sangles qui le retenaient au fond et qui, d’un coup de talon, s’élève in extremis vers la surface alors que sa bouteille est presque vide. Elle n’aurait jamais cru qu’un simple ascenseur pouvait symboliser à ce point la liberté. Puis une pensée la glaça : il allait l’interroger. Et ensuite, il la ramènerait en bas… Oh non, par pitié . Elle se rendit compte qu’elle était prête à avouer n’importe quoi pour ne pas retourner dans cet enfer. Mais elle n’était pas dupe : si elle avouait, ce serait pire — bien pire.
Ils émergèrent de l’ascenseur et Beaulieu la ramena non dans la salle d’interrogatoire mais dans son bureau. Il lui montra un siège. Elle se laissa tomber dessus avec le même plaisir qu’elle aurait eu à s’enfoncer dans le fauteuil douillet d’un grand hôtel.
— Vous avez de la chance, mademoiselle Steinmeyer, dit-il en s’asseyant à son tour.
Elle ne dit rien. Tous ses sens aux aguets.
— Vous allez sortir. Votre garde à vue est terminée.
Elle faillit lui faire répéter.
— Corinne Délia a retiré sa plainte.
Cela le contrariait, visiblement — Christine se demanda s’il plaisantait, si c’était une forme de torture mentale, comme les simulacres d’exécution d’otages à qui on bandait d’abord les yeux. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Son cœur voletait dans sa poitrine.
— J’ai essayé de l’en dissuader, mais elle n’a rien voulu entendre, dit le flic sévèrement. Elle estime qu’elle a sa part de responsabilité dans cette histoire et que la leçon est suffisante. Vous avez vraiment de la chance. Mais n’oubliez pas qu’on vous a à l’œil, désormais.
Ses yeux saillants étaient toujours aussi dénués de sympathie. Il attrapa une feuille sur son bureau et la lui tendit.
— Tenez, voici une liste de psychiatres qui pourraient vous aider. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai du travail.
Il se leva pour la raccompagner jusqu’à l’ascenseur, qu’il mit en route avec son badge. Au moment où les portes allaient se refermer, il se pencha assez près pour pouvoir parler à voix basse.
— Un conseil, dit-il, je t’ai à l’œil. Alors, ne me taquine pas, ma belle. Et fais-toi oublier.
Le tutoiement et la menace lui firent l’effet d’une gifle. Elle se réfugia, les jambes flageolantes, au fond de la cabine. Avec une seule idée en tête : sortir d’ici .
C’est ainsi que, par un matin glacial de la fin décembre comme Toulouse n’en avait pas connu depuis des siècles, elle se traîna vers la bouche de métro la plus proche — honteuse, coupable, malheureuse et terrifiée. Un chien enfermé dans un chenil, abandonné par ses maîtres pour cause de déménagement après des années de confort, de bons repas, de caresses et de câlins de la part des enfants, n’aurait pas montré plus triste mine. Elle attendit la rame et, une fois dedans, s’assit sans un regard autour d’elle. C’était un dimanche matin comme les autres, tôt ; il n’y avait pas grand monde. Le regard fixé sur la vitre face à elle, elle tenta de convoquer un souvenir heureux, mais rien ne lui vint. Elle avait cru pouvoir résister, se battre, mais elle devait se rendre à l’évidence — c’était peine perdue. Le désespoir était sur le point de prendre le contrôle de son esprit, de remporter cette lutte sans merci dont l’issue — elle s’en rendait compte à présent — risquait bien de lui être fatale.
En faisant irruption dans sa rue, elle dérapa sur le trottoir verglacé et se tordit douloureusement la cheville mais, cette fois, elle ne jura même pas. L’épuisement lui ôtait toute velléité de rébellion. Elle aperçut son ange gardien qui dormait à poings fermés dans ses cartons et eut un hoquet rageur. Tu parles d’un garde du corps ! Cette pensée lui arracha un petit rire sinistre, dénué d’humour, puis elle se dit qu’il ne pouvait tout de même pas rester éveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Christine traversa la rue et le secoua doucement par l’épaule. Elle avait besoin de parler à quelqu’un de ce qui s’était passé et il ferait parfaitement l’affaire. Après tout, il s’était montré plus attentif et perspicace que tous les autres. Mais il ne bougea pas. Elle le secoua derechef. Un ronflement sonore s’éleva en guise de réponse et — quand il ouvrit sa bouche aux dents jaunes — un puissant remugle alcoolisé la fit reculer comme si on venait de mettre un tonneau en perce. Il avait bu… il était soûl ! Ce salaud avait pris son argent et s’était empressé de le convertir en vrai liquide ! Il n’avait absolument pas l’intention de remplir sa part du marché. La trahison lui mordit le ventre et elle se dirigea en titubant vers son immeuble.
Elle retrouva son appartement glacial en se demandant si quelqu’un était venu baisser le chauffage. La réponse lui fut fournie aussitôt : la musique montait du salon ; deux voix féminines entrelacées comme des lianes, s’enroulant l’une autour de l’autre — poignantes… Elle repoussa Iggy, qui se traînait lamentablement, la tête dans son entonnoir en plastique, mais qui remua tout de même la queue en la voyant. Elle connaissait ce morceau. Lakmé , le « duo des fleurs ».
Elle aperçut le CD posé sur la table basse. Encore un opéra.
Il était venu …
La terreur la bouscula, et elle fit un pas en arrière, hébétée, chancelante — tandis que le musique enflait et peuplait le moindre recoin de l’appartement.
Pourtant, quelque chose d’autre se faisait jour en elle. Une colère dévastatrice. Comme une réaction en chaîne, comme si son cœur radioactif avait atteint la masse critique. Sa vue se troubla et la colère flamba avec la soudaineté d’une braise tombant sur un tapis d’aiguilles de pin desséchées. Elle s’avança, empoigna la mini-chaîne, la souleva rageusement, arrachant d’un coup les fils des prises et coupant net le lamento à deux voix. Donnant libre cours à sa fureur, elle laissa l’explosion blanche déferler et l’aveugler, balança l’appareil à travers la pièce, l’envoyant se fracasser contre le mur opposé en hurlant :
MAIS QU’EST-CE QUE VOUS ME VOULEZ, À LA FIN ? ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! BANDES DE FUMIERS !
ALLEEEEZ-VOUS-FAIRE-FOUTREEEEEEEEEE !
Servaz regrettait qu’on fût dimanche. Il avait des coups de fil à passer, des visites à rendre. Pas tant que ça en fait. Mais il avait toujours détesté les dimanches.
Il marchait dans les bois enneigés, suivant une allée qui filait entre de grands chênes tordus et des charmes. Des feuilles dorées et rousses s’incorporaient à la neige. Quand il était gosse, les dimanches d’hiver étaient les pires. Pas de télévision à la maison : veto paternel. Et les ordinateurs domestiques n’existaient pas encore. Quand ses copains ne lui rendaient pas visite, il se traînait lamentablement d’une pièce à l’autre — grisaille au-dehors, grisaille au-dedans — tandis que son père, le professeur de lettres, s’enfermait avec ses livres et que sa mère corrigeait des copies ou préparait la classe du lendemain pour les CM1 ou les CM2. Ces sinistres dimanches après-midi d’hiver lui avaient laissé à jamais le goût de la solitude et de l’ennui. Les deux plus grands ennemis de l’homme.
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