Il se gara sur l’herbe, près de la Porsche 911, et descendit. Elle sortit sur le seuil, un bol à la main, en jean, sweat à capuche et tennis à talons plats. Servaz la regarda. Elle avait coupé ses cheveux très court, à la garçonne, elle n’était pas maquillée, ce qui — joint à ses hanches étroites et à son mètre soixante-dix — lui donnait un air androgyne, un air de garçon manqué — malgré l’évidence de sa grossesse, de son ventre de plus en plus rond. Elle rayonnait. Aussi sûre d’elle, de ses charmes et de ses pouvoirs qu’une femme peut l’être.
— Un café ? lui lança Christine.
Il sourit, s’avança et ils pénétrèrent dans la maison l’un derrière l’autre. Léo et Thomas jouaient dans la piscine. Il les aperçut à travers la baie vitrée. Les rires clairs du garçon parvenaient jusqu’à eux, en même temps que le bruit des éclaboussures que lui envoyait son père.
— J’ai ce que vous m’avez demandé, dit-il.
Elle lui tournait le dos, face au percolateur. Il vit ses épaules se raidir. Elle hésita une seconde avant de se retourner.
— Vous aviez raison…, ajouta-t-il en poussant la chemise sur le comptoir.
Brusquement, il se souvint de ce jour d’avril où elle était soudainement réapparue. C’était elle qui l’avait appelé. « Je suis de retour », avait-elle simplement dit. Ils s’étaient retrouvés dans un café du centre. Il lui avait demandé où elle était passée pendant tout ce temps. Elle lui avait répondu qu’elle avait fui, qu’elle avait éprouvé le besoin d’échapper à tout ça, d’être seule — et qu’elle avait beaucoup voyagé ; bien sûr, il n’avait pas été dupe. Mais ça n’avait plus d’importance. Suicide. Affaire classée…
— Je me demande, si on pouvait comparer la voix de la personne qui a appelé cette nuit-là à celle de Mila Bolsanski, si ce serait la même…, avait-il toutefois soulevé, en la fixant rêveusement.
Elle n’avait pas paru décontenancée le moins du monde.
— Vous pensez qu’il s’agit d’un homicide ?
Il avait secoué la tête.
— Le légiste est formel : c’est bien elle qui s’est ouvert les veines. Cela n’exclut pas que quelqu’un qui ne veut pas se faire connaître l’ait trouvée ainsi et ait appelé la police en se faisant passer pour elle… À cause de l’enfant, je veux dire… Sans cet appel, Dieu sait ce qui lui serait arrivé… Une femme — forcément…
Il l’avait dévisagée un instant. Mais elle avait appris à dissimuler ses émotions.
Il poussa la chemise de quelques centimètres supplémentaires.
— Il y a bien eu une autopsie avant l’incinération de votre sœur, dit-il. Vous aviez raison : elle était enceinte . Personne n’a vraiment cherché à savoir qui était le père : même si cela avait un rapport avec son suicide, ce n’était pas une enquête criminelle. Et puis, les analyses ADN, en ce temps-là, étaient très rares. Le fœtus a été incinéré avec la mère…
— On sait qui a demandé la crémation ?
— Oui.
Il sortit une feuille de la chemise.
— C’était dans le dossier.
Une autorisation de crémation. Elle lut :
« Compte tenu de la demande de la personne qui a qualité pour pourvoir aux funérailles,
Vu la décision de M. le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulouse,
Autorise en conséquence que soit procédé à la crémation de la défunte. »
Elle relut les deux noms qui y figuraient : son père, et ce médecin qu’elle avait agressé à l’âge de douze ans — le médecin de famille.
— Merci.
Il poussa un autre papier dans sa direction.
— Ce n’est pas fini. Il y a autre chose, dit-il. Ça concerne ce qui s’est passé chez Mila Bolsanski. Tenez… Lisez — et débarrassez-vous-en. Ce n’est pas une copie.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lisez .
Elle se pencha et il la vit se raidir davantage. Elle leva ensuite vers lui des yeux sidérés.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ignore ce que ça veut dire — et que cette enquête est close, de toute façon.
Elle le fixa.
— Merci, dit-elle pour la seconde fois.
Il haussa les épaules et se retourna pour s’en aller ; le papier qu’elle avait en main était un extrait du rapport de police : il déclarait qu’on avait trouvé deux ADN dans la fosse creusée derrière chez Mila Bolsanski — le premier appartenait à Marcus, mais le second était celui de Christine Steinmeyer…
Il allait sortir quand il se retourna.
— Et votre chien, dit-il, qu’est-ce que vous en avez fait ?
Elle sourit.
— Léo et moi, nous l’avons enseveli là où vous avez dit. Vous aviez raison : c’est un très bel endroit.
Il roulait sur la rocade où on annonçait des bouchons, même si, à sa hauteur, c’était fluide, quand, tout à coup, il pila sur la bande d’arrêt d’urgence, le souffle coupé. Il n’entendit pas les klaxons rageurs derrière lui. Ne vit pas les visages courroucés. Il fixait la bande et le muret à travers le pare-brise, la bouche ouverte, le cœur en surrégime.
Deux ADN …
Était-ce possible ? Il fixait le vide et elle le regardait, lui souriait. Il fixait le vide — et il la voyait, elle .
C’était comme si, tout à coup, il rembobinait le film. Était-ce possible ? Oh, bon Dieu, oui, ça l’était !
Il n’avait jamais prié de sa vie.
Mais il pria.
Il pria en écrasant la pédale d’accélérateur et en se propulsant à toute vitesse sur la rocade. Il pria au milieu du concert des avertisseurs et des insultes qui accompagnèrent sa brusque accélération puis ses zigzags entre les voitures vers un espoir totalement insensé.
Il se gara dans la cour de l’hôtel de police et courut comme un dératé vers le bâtiment — un peu à l’écart — du LPS, le laboratoire de police scientifique. Il franchit les portes comme si sa vie en dépendait, bouscula un fonctionnaire ahuri, se dirigea vers l’unité bio.
Elle était là, l’ingénieur Catherine Larchet, qui dirigeait l’unité. C’était à elle qu’il avait demandé en urgence, quelques mois plus tôt, l’analyse ADN du cœur de Marianne. Elle l’avait réalisée en un temps record : douze heures — parce qu’elle avait deviné à quel point c’était important pour lui. Elle l’avait vu se briser, renverser un bureau, hurler de douleur, quand elle lui avait annoncé la terrible vérité.
— Martin ? dit-elle en le voyant foncer sur elle comme un rugbyman lancé vers l’en-but.
— L’ADN…, commença-t-il, essoufflé.
Elle comprit immédiatement à quel ADN il faisait allusion — et elle se ferma : elle connaissait son histoire, son séjour au centre et sa dépression étaient arrivés jusqu’à ses oreilles.
— Martin…
Il secoua la tête.
— Ne t’inquiète pas, je vais bien… L’ADN, répéta-t-il. Tu l’as pris où ?
— Quoi ?
— De quel ADN tu t’es servie pour ton analyse ?
Elle se rembrunit.
— Tu mets en doute mes compétences ?
Il agita les mains, puis s’inclina bien bas comme s’il effectuait un salut nippon.
— Catherine, tu es la personne la plus compétente que je connaisse ! Je veux juste savoir : tu as fait une recherche en parentèle, c’est bien ça ? Ascendant/descendant ?
— Oui. Tu voulais que je le compare à l’ADN de son fils — à celui de Hugo. C’était bien le sang de Marianne, Martin : il n’y a pas le moindre doute. L’ADN mitochondrial est transmis, intact, de la mère à l’enfant, tous les êtres humains héritent leur mitochondrial exclusivement de leur mère.
Servaz revit la boîte isotherme — le cœur humain de Marianne baignant dans son sang déjà figé —, le cadeau diabolique du Suisse à son flic préféré…
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