Oui. Pourquoi pas ?
— Alors, les ampoules, les nausées, les pneus crevés, le supermarché — c’était toi ?
Elle est si lasse…
— Oui.
— Comment as-tu fait ? demande-t-elle.
Si fatiguée de tout ça…
— Fait quoi ?
— Toutes ces nuits où j’étais malade, où je n’arrivais pas à trouver le sommeil. J’ai jeté les aliments, j’ai été acheter de nouveaux médicaments à la pharmacie ; je mangeais la même chose que Thomas — et il n’était pas malade, lui.
Le spectre déplace le canon de son arme vers l’autre côté de la baignoire. Elle suit le mouvement des yeux. Au début, elle ne comprend pas. Puis, soudain, la lumière se fait. Les sels de bain … Elle prenait un bain tous les soirs . Après avoir couché Thomas. Mais pas Thomas : lui ne prend que des douches. Brusquement, le spectre s’empare d’une télécommande, appuie sur un bouton et la musique cesse d’un coup.
— Cela fait des semaines que je t’observe. C’est fou ce qu’on trouve dans le commerce de nos jours — une micro-caméra dans la cuisine, une autre dans ta chambre, une troisième dans la salle de bains, et le tour était joué… J’en sais probablement plus sur tes habitudes et tes petites manies que tu n’en sais toi-même, Mila. Et ce système d’alarme que tu as installé : laisse-moi rire. (Elle tire de son pantalon plein de poches un boîtier rectangulaire et noir, avec trois antennes courtes.) Un brouilleur, explique-t-elle. Cent euros sur Internet. Les cambrioleurs ont de beaux jours devant eux.
— À cause de toi, ils veulent m’enlever mon fils, crache Mila dans un dernier sursaut.
Christine la regarde ; elle s’abstient de lui dire que la lettre de l’Aide sociale à l’enfance est un faux — qu’elle l’a rédigée elle-même. Elle penche son visage à quelques centimètres de celui de Mila.
— C’est pourquoi tu dois laisser Léo élever son fils… Mais assez bavardé. (Elle montre le rasoir d’un mouvement de son arme — et Mila ne remarque pas le tremblement de plus en plus marqué du canon. Ni les larmes sur ses joues.) Tu te donnes la mort… cette nuit… et je veillerai à ce que Léo s’occupe de Thomas… qu’il l’élève… qu’il le reconnaisse… Tu as ma parole .
Elle essuie la sueur et les larmes sur son visage du revers de sa main gantée. Ses yeux luisent au milieu du mascara sombre.
— Ou alors tu refuses et tu vas en prison — et Thomas sera confié à une famille d’accueil, puis à une autre, et à une autre encore… Et sais-tu ce qu’il deviendra ? Tu en as une idée ? C’est ça que tu veux pour lui ? C’est ta décision… Mila, uniquement ta décision… maintenant…
— Tu peux remettre la musique, s’il te plaît ? J’aimerais entendre la fin.
Christine attrape la télécommande. La musique reprend là où elle s’était arrêtée : dernier acte . Les voix s’entremêlent, se succèdent, s’enchaînent.
— Mila ?
— Fatiguée…
— Quoi ?
— Suis fatiguée…
— Tu peux te libérer de tout ça, Mila.
Toi, toi, chante la Callas,
Petit dieu, mon amour, fleur de lys et de rose,
Que tu ne le saches jamais, mais c’est pour toi,
Pour tes yeux purs,
Que meurt Butterfly.
Un long moment de silence, pendant lequel les deux femmes écoutent la musique. Puis, soudain, Mila se saisit du rasoir. Christine la regarde. Sans un mot. La sueur lui pique les yeux, tout comme elle la voit ruisseler sur le visage de Mila.
Regarde bien,
De tous tes yeux, le visage de ta mère,
Afin d’en conserver l’image.
Regarde bien !
Mon amour, adieu, adieu !
Mon petit amour !
— Fatiguée… je suis si fatiguée…
— Alors, repose-toi, Mila.
— Il m’a aimée.
— Je sais, il me l’a dit, ment Christine.
Mila sourit. Le regard perdu au loin, elle fend la peau de l’avant-bras, le muscle, l’artère radiale — du coude au poignet, en un seul mouvement précis et lent. Bras gauche. Le rasoir change de main. Bras droit. Plus maladroitement… Le sang jaillit : deux geysers… Il gicle sur l’émail et dans l’eau du bain, qui se teinte de rouge.
À chaque battement de son cœur palpitant, un nouveau flot de sang. Puis, brusquement, les pulsations ralentissent. Elle sent la glace monter d’un coup le long de son torse. Elle a l’impression d’être en train de geler à toute vitesse — comme un étang en hiver.
La musique enfle, atteint son apogée. Mila verse une dernière larme, au cri final de Pinkerton :
Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !
Christine consacra les cinq minutes suivantes à effacer ses traces et à préparer sa sortie. Elle récupéra le téléphone de Mila dans l’une des poches de son pantalon et le plaça entre les doigts déjà froids avant de composer le 17. Quand enfin on lui répondit, elle murmura à voix basse : « Je vous en supplie… venez vite… je vais mourir… et mon fils est seul… »
— QUOI ? QUOI ? Vous pouvez répéter, madame ? Madame ?
Elle répéta et laissa l’appareil entre les doigts morts, sur le bord de la baignoire. Soudain, elle fit volte-face vers la porte et tressaillit : Thomas était là, les yeux grands ouverts. Il la fixait … Elle cligna des yeux et la vision disparut. Rien qu’une ombre dans le couloir … Elle sortit de la salle de bains, grimpa à l’étage, ses chaussons plastifiés autour de ses baskets humides. Elle entrouvrit la porte — il dormait, le pouce dans la bouche. Elle sentit soudain la nausée monter et se dépêcha de redescendre au rez-de-chaussée de la grande maison silencieuse, courut vers la sortie. Aspira l’air humide du dehors à grandes goulées. Ne pas vomir … pas ici … pas maintenant … Elle rejoignit sa voiture garée un peu plus loin en laissant la porte de la maison grande ouverte, n’ôta ses chaussons et ses gants qu’une fois à l’intérieur.
Elle démarra doucement, roula jusqu’au tunnel des arbres, remonta la ligne droite, tourna au carrefour… La pluie avait cessé. La lune apparaissait dans une déchirure des nuages. Elle se gara dans la nuit venteuse. Coupa le moteur, éteignit les phares et bondit à l’extérieur. Juste à temps pour laisser la bile remonter et pour rendre tout son dîner dans le fossé plein d’eau de pluie qui luisait dans l’obscurité, près de la roue avant.
Le souffle rauque, elle respira longuement, s’efforçant de ralentir les battements de son cœur. Elle s’installa au volant et resta immobile dans la voiture, à attendre. L’orage s’éloignait. Les éclairs n’étaient plus que de blêmes phosphorescences dans la nuit, le tonnerre un borborygme lointain. Treize minutes s’écoulèrent avant qu’elle entende approcher le pin-pon caractéristique, puis elle vit passer devant elle, à toute allure, un fourgon de gendarmerie. Ses phares remontèrent rapidement le tunnel des arbres, clignotant entre les troncs. Elle récupéra ses jumelles, retrouva le fourgon dans la binoculaire au moment où il se garait devant la maison. Les vit descendre du véhicule et s’engouffrer dans la maison. Ils étaient trois.
Elle rangea les jumelles dans la boîte à gants, s’examina dans le miroir de courtoisie. Dans la lueur du plafonnier, elle avait un regard vide : le noir des pupilles avait mangé tout l’iris. Elle ne se reconnut pas.
Elle referma doucement la portière et s’éloigna dans la nuit.
Le miracle de la vie, une fois de plus. Elle en était à la fin du cinquième mois et son ventre s’arrondissait joliment. Elle savait que son cerveau et sa moelle épinière étaient désormais complètement formés et que — jusqu’à la fin de sa vie d’adulte — il n’acquerrait pas le moindre neurone supplémentaire. « Désolé pour toi, Léo junior, va falloir que tu fasses avec, mon beau. J’espère au moins que tu sauras les utiliser au mieux. Je compte sur toi. » Elle avait pris l’habitude de lui parler et de l’appeler Léo alors qu’ils n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord sur un prénom. Son père en tenait pour Mathis, ou Louis. Il ne le savait pas encore, mais elle avait décidé que ce serait Léo — un point c’est tout.
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