— Hé ! gueula l’homme derrière lui, prêt à en découdre.
Mais il fonçait déjà vers les toilettes, s’engageant dans le renfoncement. Les hommes à droite, les dames à gauche.
Il poussa la porte. Entra. L’appela.
S’avança.
Il faisait noir là-dedans et il fut aussitôt complètement en alerte. Puis il la vit. Assise par terre, dans le fond, près d’une lucarne par où entraient la seule clarté et un peu de pluie. Elle sanglotait presque hystériquement. Tout en s’approchant d’elle, il surveilla les trois portes closes, dans l’ombre, face aux lavabos, les dépassa, s’agenouilla, tendit les bras, et, presque aussitôt, elle se blottit contre lui, tous deux à genoux sur le carrelage, enlacés en une étrange pantomime.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle était habillée et il ne vit aucune trace de lutte, de désordre dans ses vêtements.
— Il m’a… il m’a juste touchée…
— Il doit être loin, dit-il, après qu’ils eurent cherché un peu partout, dedans et dehors, et constaté que son propriétaire avait abandonné le van. Il avait tout prévu.
— On ne peut pas fermer l’autoroute ?
— Il y a une sortie à trois kilomètres d’ici. Il n’est plus sur l’autoroute depuis longtemps.
Quelques minutes plus tôt, pendant qu’ils fouillaient, un des clients de la supérette s’était plaint qu’il ne retrouvait pas sa voiture. Servaz avait envisagé de transmettre l’immat’ du véhicule aux gendarmes mais, le temps que les barrages se mettent en place, le Suisse se serait évaporé. Il avait hésité à appeler l’Identité judiciaire. Il savait que, s’il le faisait, Stehlin et toute la hiérarchie seraient aussitôt informés. Et qu’on lui retirerait l’enquête pour la confier à quelqu’un qui n’était pas « en convalescence ». Pas question. De toute façon, il n’avait pas besoin d’une confirmation : là, sur cette aire d’autoroute, il en était sûr, ils venaient de croiser la route du Suisse.
— C’est pas croyable. Comment a-t-il fait pour être ici en même temps que nous ? demanda-t-elle.
Elle avait encore les yeux humides. Servaz observait les voitures qui quittaient l’aire derrière les vitres ruisselantes, en soulevant de grandes gerbes d’eau sale. Ils étaient assis sur une des banquettes en plastique orange du coin restaurant, désert à cette heure.
— Il devait rouler devant nous depuis un moment. Avant ça, il a dû nous suivre. Je suppose que quand, dans son rétro, il m’a vu mettre mon cligno il a fait de même. Ensuite, c’est juste une question d’opportunité. Il a sauté sur l’occasion. Hirtmann est passé maître dans l’art de l’improvisation.
Il jeta un coup d’œil à la porte des toilettes.
— Comment tu te sens ? demanda-t-il.
— Ça va.
— Tu en es sûre ? Tu veux qu’on rentre à Toulouse ? Tu veux voir quelqu’un ?
— Quelqu’un ? C’est-à-dire ? Un foutu psy ? Je vais bien, Martin. Je t’assure.
— OK. Allons-y, dit-il. On n’a plus rien à faire ici.
— Tu ne préviens pas les autres ?
— À quoi bon ? Il est loin à présent. Et si j’en parle, Stehlin va me retirer l’enquête, ajouta-t-il. On cherche un hôtel. On reprendra la route demain.
— En tout cas, on est au moins sûrs d’une chose : il est ici, tout près, commenta-t-elle. Et il nous suit à la trace…
Oui, pensa-t-il. Comme un chat suit une souris . Il regarda le SMS qu’il avait reçu quelques minutes plus tôt. Il avait appelé Margot deux fois après s’être garé sur l’aire. Chaque fois, il était tombé sur le répondeur.
Le message disait :
Arrête d’appeler. Je vais bien.
Il pleuvait toujours à verse derrière les vitres de l’hôtel et, en tournant la tête vers la nuit noire, Servaz vit son reflet dans la fenêtre. L’espace d’un instant, il surprit l’expression de son visage : celle d’un homme aux abois, mais aussi en colère. Il était seul. Non seulement à sa table, mais aussi le seul client dans tout le restaurant. Kirsten était montée directement dans sa chambre. Elle lui avait déclaré vouloir prendre une douche. Il dîna d’une entrecôte et de frites un peu trop grasses. Il n’avait pas plus faim que ça et il laissa la moitié de son assiette.
— Ça n’allait pas ? demanda la patronne.
Il la rassura comme il put, et elle comprit qu’il n’avait pas envie de quelqu’un pour lui faire la conversation et s’éloigna.
Soudain, il pensa à Gustav. Hirtmann savait-il où ils se rendaient, qui ils comptaient voir ? Il craignit tout à coup qu’il ne fasse disparaître le gamin, une fois de plus. Comme un prestidigitateur qui vous montre une colombe avant de l’escamoter. Et si, demain, le garçon ne se présentait pas à l’école ? Il eut envie d’appeler la gendarmerie la plus proche, de leur demander de retrouver le gosse et de le mettre en sécurité.
Mais il se sentait trop épuisé pour entreprendre quoi que ce soit ce soir.
Et puis, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Hirtmann avait agi de la sorte. Quel intérêt ? S’il avait connu leurs plans, il aurait plutôt eu intérêt à agir avec discrétion et à emmener le gosse sans faire de vagues. À moins que cette question ne fût déjà réglée.
Auquel cas ils ne pouvaient rien de plus.
Penser à Gustav le mit mal à l’aise. Il lui vint une autre image, qui ne lui plut pas du tout. L’espace d’un instant, il s’imagina en train d’élever un petit garçon, mais il s’empressa de chasser cette idée tant elle le perturbait. Une autre pensée le hantait : la mort de Jensen. Cette munition de flic qu’on avait utilisée. Sa présence non loin de la scène de crime la même nuit. Et les soupçons qui, inévitablement, allaient se tourner vers lui.
Il se sentit alors très seul. Tout était silencieux et il se demanda s’ils n’étaient pas les seuls clients dans tout l’hôtel. Il avait la migraine depuis l’épisode de l’autoroute et son mal empirait. Il regardait le fond de sa tasse de café comme si la solution pouvait se trouver dedans quand son téléphone sonna.
C’était Kirsten.
— J’ai peur, dit-elle simplement. Tu peux monter, s’il te plaît ?
Il émergea de l’ascenseur et marcha jusqu’à la porte 13, juste en face de la sienne — la 14. Frappa. Pas de réponse. Il attendit quelques secondes avant de frapper de nouveau. Toujours pas de réponse. Il commençait à se sentir nerveux et allait tambouriner sur le battant quand il s’ouvrit. Kirsten Nigaard apparut, en robe de chambre, les cheveux mouillés.
Elle lui tint la porte, la referma derrière lui, se recula et appuya ses reins contre le petit bureau sur lequel se trouvaient une bouilloire et des sachets de Nescafé. Il ne savait que faire. Quel soutien lui apporter et sous quelle forme ? Et il ne se sentait pas très à l’aise dans cette chambre d’hôtel. C’était une femme vraiment attirante et, compte tenu de ce qu’elle venait de vivre, il voulait à tout prix éviter de la mettre dans l’embarras.
— Je serai juste de l’autre côté du couloir, dit-il. Enferme-toi à double tour et n’hésite pas à m’appeler. Je garderai mon téléphone près de moi.
— Je préférerais que tu dormes ici, répondit-elle.
Il regarda autour de lui. Ne vit guère qu’un fauteuil qui lui parut très inconfortable.
— On peut prendre une chambre communicante s’ils en ont, proposa-t-il.
Après coup, il se demanderait qui d’elle ou de lui avait fait le premier pas, brisé la glace. Il se souviendrait qu’il voyait le néon bleu de l’hôtel par-dessus son épaule, tandis qu’elle était blottie contre lui, et qu’il se reflétait dans les carrosseries des voitures. Qu’à l’entrée du parking, il y avait deux grands sapins noirs. Qu’il savait que les Pyrénées devaient se trouver quelque part au-delà, droit devant, mais que la nuit les dissimulait.
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