Elle avait agi sur une impulsion, pour mettre son père à l’épreuve. Elle avait voulu le forcer à réagir, l’obliger à choisir, pour une fois, entre elle et son travail. Avait espéré qu’il renoncerait à son expédition pour elle. C’était idiot. Elle baissa les yeux sur l’écran de son téléphone, posé près de son verre de vin, sur lequel le dernier de ses messages s’affichait encore :
Je dois y aller. Kirsten est là. Rappelle-moi s’il te plaît.
Elle avait sa réponse.
— Il faut qu’on s’arrête, dit-il soudain en montrant le panneau plein de symboles qui annonçait une aire à un kilomètre. On va manquer d’essence.
— Très bien. J’ai besoin d’aller aux toilettes.
Il remonta prudemment la petite bretelle inondée jusqu’au parking de la station-service, soulevant des gerbes d’eau là où la bretelle observait une légère déclivité avant de remonter vers le terre-plein, suivant de près un van bleu marine qui roulait à moins de vingt kilomètres/heure et résistant à l’impulsion de klaxonner. Il se gara sous l’auvent abritant les pompes. Les nuages avaient crevé, il pleuvait à verse. Le vent soufflait si fort qu’il faisait vibrer la carrosserie de la voiture. Il y avait une dizaine de véhicules garés devant la petite supérette, balayés par la pluie. Dès que Servaz eut coupé son moteur, Kirsten arracha sa ceinture, ouvrit sa portière, remonta son col et se précipita en direction des lumières. Il descendit à son tour. Même sous abri, le vent projetait des gouttes de pluie jusqu’à lui. En plus du van, deux autres voitures occupaient les pompes voisines. Il nota le numéro de la sienne et saisit le bec verseur ; pressant machinalement la détente, Servaz revint en pensée à ce que lui avait dit Xavier dans les ruines, tandis que la vibration du carburant passant de la pompe à son réservoir se communiquait à son poignet.
Bien sûr, c’était l’explication la plus simple : le Suisse avait changé d’apparence. Mais il songea à l’image sur la vidéo. Sur celle-ci, Hirtmann ressemblait à l’homme qu’il avait connu et cette image était postérieure à la rencontre entre Xavier et le psychiatre bosniaque. Peut-être Xavier se trompait-il ? Peut-être ce D rHasanovic n’était-il pas Hirtmann ? Peut-être en effet la mémoire de son ami lui jouait-elle des tours ? Ou bien le Suisse avait-il usé d’artifices : une barbe postiche, des lentilles de couleur, quelques prothèses amovibles comme on en utilise au cinéma au niveau de la mâchoire et du nez ?
Il regarda le van bleu marine avec des traces de rouille au niveau du châssis et des portières garé juste de l’autre côté des pompes. La porte latérale était restée grande ouverte et il faisait noir comme dans un four là-dedans.
Le conducteur devait être en train de payer à l’intérieur, car il n’y avait personne. Il jeta machinalement un coup d’œil vers les caisses, à travers les vitres ruisselantes de la supérette : personne non plus.
Servaz frissonna.
Il détestait les vans. C’était dans un engin semblable que Marianne avait été enlevée. Ils avaient retrouvé le véhicule sur une aire d’autoroute identique à celle-ci. Un van bleu marine… Avec des taches de rouille… Comme celui-ci. Il se souvenait qu’il y avait un chapelet avec des perles en olivier et une croix d’argent suspendu au rétroviseur intérieur.
Il déplaça son regard vers la cabine à l’avant.
Quelque chose était suspendu au rétroviseur. Dans l’ombre, à travers la vitre sale, il n’arrivait pas à voir ce que c’était.
Mais il aurait parié qu’il s’agissait d’un chapelet.
Il inspira.
Lâcha la poignée du bec verseur. Se glissa entre les deux pompes. Fit lentement le tour du véhicule. Jeta un coup d’œil à la plaque d’immatriculation et se figea.
Il y avait suffisamment de lettres et de chiffres effacés pour la rendre parfaitement indéchiffrable.
Kirsten , songea-t-il.
Il se mit à courir sous la pluie.
En entrant dans les toilettes pour dames, Kirsten nota le parfum qui flottait encore dans l’air ambiant, mêlé à l’odeur de nettoyant industriel. Un parfum masculin. Personne. Peut-être un employé ou un type qui était entré et ressorti en se rendant compte qu’il s’était trompé.
Il y avait visiblement un problème de fuite dans le toit, car un seau avait été placé au beau milieu, avec un balai-serpillière à l’intérieur, devant deux portes sur lesquelles était accroché le même écriteau « Indisponible ». Elle leva la tête mais ne vit pas de tache au plafond. En revanche la petite lucarne au fond était entrouverte et le bruit de la pluie arrivait jusqu’à elle. Sur les trois lampes censées éclairer les toilettes, une seule fonctionnait, dispensant une clarté chiche, intermittente et sinistre qui laissait les recoins dans une ombre profonde.
Elle tiqua mais s’avança jusqu’à la troisième porte, la seule disponible, la referma derrière elle, baissa son collant et sa culotte et s’assit. Elle pensa à ce que Servaz lui avait dit : trop facile. La photo de Gustav abandonnée sur la plate-forme et, à présent, l’école. Trop facile, pensait-il. Évidemment que c’était trop facile.
Elle sursauta. Elle avait cru entendre un bruit. Le gémissement d’une des portes. Il lui sembla que cela ne venait pas de la porte voisine mais de la première devant laquelle elle était passée. Elle tendit l’oreille. Mais le fracas de la pluie dehors couvrait tous les autres bruits.
Kirsten s’essuya, se rhabilla, se leva et tira la chasse. Hésita un instant avant d’ouvrir. Mais elle n’entendait plus le moindre bruit au-delà, à part le crépitement de l’averse. Elle sortit, regarda la rangée de miroirs et de lavabos face à elle. Vit la silhouette qui se reflétait dans l’un d’eux, sur sa gauche, en sus de la sienne.
Tourna la tête et retint son souffle.
Il se tenait debout à côté du seau, le balai-serpillière à la main — le grand binoclard qui l’avait suivie dans les rues de Toulouse. Sur quoi il leva le manche du balai et donna un coup sec dans la dernière lampe brillant au-dessus de lui.
Ténèbres.
Avant qu’elle ait pu faire quoi que ce soit, il était contre elle et l’avait plaquée contre le mur du fond, près de la lucarne entrouverte. À quelques centimètres d’elle, la pluie cinglait la petite fenêtre, et il pleuvait si fort que des gouttes effleuraient sa joue gauche, comme des postillons.
— Salut Kirsten .
Elle avala sa salive. Kirsten … Elle s’efforça de respirer calmement mais sans y parvenir. Le sang battait à ses tempes, faisant naître de petites étincelles devant ses yeux. Elle distinguait vaguement ses traits dans la clarté provenant du parking et son cœur bondit dans sa poitrine : maintenant qu’ils étaient tout proches, elle le reconnaissait. Il avait fait quelque chose à sa bouche et à ses yeux, changé l’implantation et la couleur de ses cheveux — à moins qu’il ne s’agît d’une perruque — mais, pas de doute, c’était lui .
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, la gorge étranglée.
— Chhhhh…
Brusquement, une main fut sous sa jupe et son manteau. D’abord au-dessus du genou droit, elle la sentit caresser sa cuisse à travers le collant puis remonter. Grande et chaude. Kirsten se mordit les lèvres.
— Il y a longtemps que j’avais envie de faire ça, dit-il dans son oreille.
Elle ne répondit rien, mais son pouls galopait et ses jambes se mirent à trembler. Les doigts la touchèrent à travers la culotte et le collant et elle serra mécaniquement les jambes. Elle ferma les yeux.
Servaz franchit l’entrée du magasin en courant, bousculant un couple qui tardait à s’écarter de son chemin.
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