— Et aujourd’hui, tu crois quoi ? demanda Servaz en s’avançant vers son véhicule à travers le blizzard.
Xavier s’arrêta de marcher et il dut se retourner.
— Je crois que c’était lui, dit le psychiatre en le regardant.
— Tu n’as pas vérifié s’il existait bien un D rHasanovic, psychiatre, à Sarajevo ?
— Si, je l’ai fait. Il existe.
— Et à quoi ressemble-t-il ?
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas poussé mes recherches plus loin. À ce moment-là, je m’étais déjà persuadé que j’avais affabulé.
— Mais aujourd’hui tu penses le contraire ?
— Oui.
Soudain, le téléphone de Servaz retentit plusieurs fois dans sa poche : il avait récupéré le signal. Pendant que celui-ci avait été interrompu, le flic avait reçu plusieurs appels. Il le sortit. Il avait aussi deux messages enregistrés.
Son pouls s’accéléra.
Kirsten et Roxane.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Il leva les yeux. Margot était debout à l’entrée de la chambre, l’épaule contre le chambranle.
— Je dois partir quelques jours, répondit-il en pliant un chandail et en le posant sur ses autres vêtements, dans la valise. Le boulot.
— Tu quoi… ?
Il leva les yeux. Elle était rouge de colère. Et les yeux de sa fille étincelaient. Margot avait toujours été ainsi : elle pouvait entrer en fureur en une demi-seconde, pour un détail ou un motif tout à fait inattendus — ou, en tout cas, qui n’auraient jamais déclenché chez lui un tel emportement de fureur.
Il suspendit son geste.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il en soupirant.
— Tu t’en vas ?
— Quelques jours seulement.
Elle secoua la tête.
— Je n’arrive pas à le croire. Depuis que je suis là… je ne te vois quasiment jamais. Tu disparais, tu rentres au milieu de la nuit. Tu es rentré il y a moins d’une heure, papa… Et maintenant tu fais ta valise et tu m’annonces que tu ne reviendras pas avant plusieurs jours ! Tu peux m’expliquer ce que je fous là ? À quoi je sers ? Je passe mon temps toute seule, bordel ! Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps tu étais dans le coma et que les médecins t’ont dit d’y aller doucement !
Il sentit à son tour la colère le gagner. Il ne supportait pas d’être rabroué. Et pourtant, il savait qu’elle avait raison.
— Ne t’inquiète pas, dit-il en essayant de garder son calme. Je vais bien. Tu ne devrais pas t’en faire. En vérité, tu devrais reprendre ta vie d’avant, ta vie de jeune femme. Tu n’es pas heureuse ici.
Il regretta aussitôt cette dernière phrase. Il savait qu’elle allait se jeter dessus comme un chien sur un os. Margot avait la capacité d’isoler une phrase de son contexte dans une conversation et de vous la renvoyer comme un boomerang. Elle aurait fait un excellent avocat général.
— Quoi ?
Sa voix était encore montée d’un cran.
— Putain, je le crois pas !
Il aurait dû se mordre la langue à ce moment-là, il le savait. Au lieu de ça, tout en enfournant un pantalon d’hiver dans la valise, il lâcha :
— Arrête de jouer les mères poules, s’il te plaît. Je vais bien.
— Va te faire foutre !
Il l’entendit qui s’éloignait rapidement. Referma la valise et ressortit de la chambre.
— Margot !
Il la vit saisir sa vareuse sur le dossier d’une chaise et son iPod sur la table du living.
— Où tu vas ?
Elle lui tournait le dos. Il devina qu’elle manipulait son appareil, car, tout à coup, un son infernal jaillit de son casque. Un grincement de guitares électriques qui, à travers les écouteurs, ressemblait au bruit, mille fois amplifié, d’un termite grignotant du bois. Elle les écarta un instant de ses oreilles.
— Sois tranquille. Quand tu rentreras, je ne serai plus ici.
— Margot…
Elle ne l’entendit pas. Elle avait remis les écouteurs en place et elle évitait son regard. Il se demanda ce qu’il pourrait bien lui dire en cet instant ; elle était au bord des larmes et il n’avait jamais été très doué pour gérer les sentiments des autres. Encore moins la tristesse itérative de sa fille.
— Margot ! lança-t-il plus fort, mais elle se dirigeait déjà vers la porte.
Il la vit prendre ses clefs au passage. Elle claqua la porte derrière elle sans lui jeter un regard.
— Merde ! hurla-t-il. Merde, merde, merde !
Une demi-heure plus tard, elle n’était toujours pas reparue. Sa valise bouclée, il lui avait envoyé une bonne demi-douzaine de SMS. Son téléphone sonna et il se précipita pour faire glisser le bouton vert sur l’écran.
— Je suis en bas, annonça Kirsten.
— J’arrive, dit-il en cachant sa déception.
Je dois y aller. Kirsten est là. Rappelle-moi s’il te plaît.
Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait — et qu’il allait s’efforcer de changer — mais, en dépit du fait qu’en cet instant il débordât d’amour pour sa fille et se sentît meurtri, il se contenta de refermer son téléphone. En se dirigeant vers la porte, il se souvint que Stehlin lui avait promis une protection pour Margot mais qu’il n’avait toujours rien fait.
Dès demain, il exigerait qu’il passe aux actes.
— Tu es sûre qu’il te suivait ?
Servaz avait posé la question en fixant le ruban noir de l’autoroute avalé par les phares, lignes blanches et pointillées comprises, lesquelles défilaient avec une intensité hypnotique. Dans l’obscurité de l’habitacle, la voix de Kirsten s’éleva à côté de lui :
— Oui.
— C’est peut-être juste un tordu qui s’amuse à suivre les femmes dans la rue…
— Possible. Mais…
Il lui jeta un coup d’œil. Elle fixait pareillement l’autoroute à travers le pare-brise, son profil souligné par la faible lueur du tableau de bord. Il y eut une seconde de silence au cours de laquelle il entendit seulement les vibrations du semi-remorque qu’ils doublaient. Il ne neigeait pas à cette altitude mais il n’allait pas tarder à pleuvoir : une grosse goutte de pluie s’était écrasée sur le pare-brise, puis une deuxième, une troisième…
— Mais toi, tu n’y crois pas, dit-il.
— Non.
— Parce que c’est quand même une drôle de coïncidence qu’un type te suive dans les rues de Toulouse en ce moment…
— C’est ça.
Ils avaient quitté Toulouse une heure plus tôt et ils filaient sur l’A64 en direction de l’Ouest, vers le village de L’Hospitalet-en-Comminges. En direction de la tempête aussi, apparemment, tant le vent tourmentait les arbres sur les remblais.
— Tu crois vraiment qu’on va trouver Gustav là-bas ? demanda-t-elle.
— Trop facile, pas vrai ?
— Disons que ça ne ressemble pas à Hirtmann.
Servaz hocha la tête, mais ne trouva rien à répondre.
— Et une fois qu’on est là-bas, on fait quoi ? voulut-elle savoir.
— D’abord, on se trouve un hôtel. Et demain matin, on recommence : mairie, écoles… Peut-être que cette fois quelqu’un saura quelque chose. Il y a deux cents habitants à L’Hospitalet. S’il est là, on le trouvera.
Est-ce qu’il y croyait lui-même ? Kirsten avait raison : trop facile. Quelque chose clochait. Ça ne pouvait être aussi simple. Ça l’était souvent, pourtant — mais pas avec le Suisse. Oh non : pas avec lui.
Assise derrière les vitres du VH Café, Margot regarda son père sortir de l’immeuble et rejoindre la policière norvégienne sur le trottoir. Elle les vit se mettre en marche en direction du parking, parlant avec animation. Ressentit un petit pincement au cœur. Jalousie. S’en voulut aussitôt d’éprouver un tel sentiment.
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