— Tais-toi, merde !
Elle reçut un coup de poing au ventre qui lui coupa le souffle et elle tomba à genoux dans la neige, les poumons vidés. La bile remonta dans sa gorge puis redescendit, son abdomen la brûlait. Soudain, elle sentit qu’on la tirait par les pieds et elle tomba en arrière. L’arrière de son crâne heurta le mur de pierre du refuge et elle vit trente-six chandelles, se retrouva allongée sur le dos, ses fesses traçant un sillon dans la neige. Aussitôt l’homme fut sur elle. Elle sentit qu’il cherchait fébrilement à descendre le pantalon de son pyjama sur ses jambes et que la neige lui rentrait dans les fesses. Elle voyait ses yeux de bête fauve luire dans l’ombre de sa capuche, il avait mauvaise haleine et elle eut un haut-le-cœur. D’une main il appuyait la pointe froide du couteau sur sa gorge, lui bloquant presque la respiration ; de l’autre, il commença à se défaire.
Derrière lui, les bois étaient noirs mais ils bougeaient dans le vent.
Quand elle sentit la main de l’homme entre ses cuisses, elle se débattit, fit : « non, non, non, non ! » mais la pointe de la lame s’enfonça un peu plus, lui coupant à la fois le sifflet et la respiration. Elle demeura la bouche ouverte — et le type allait se pencher pour l’embrasser quand quelque chose se passa derrière lui. Tout d’abord elle n’aurait su dire ce que c’était, sinon que cela lui fit encore plus peur que le brûlé lui-même. Son œil perçut une ombre noire qui se détachait des autres ombres pour fondre sur eux, elle traversa l’espace qui les séparait des bois et grandit à une vitesse hallucinante. Son agresseur ne vit rien venir, ne comprit rien à ce qui se passait, n’eut pas le temps de réfléchir, encore moins de l’embrasser. L’ombre surgie des bois se jeta sur lui et se coucha presque sur son dos — comme si elle voulait à son tour le violer —, et elle vit une main gantée de noir avec, dans le prolongement de cette main, une arme dont le canon s’appuya sur la tempe droite du brûlé.
C’était la première fois qu’elle en voyait une en dehors des films, mais elle n’eut pas le moindre doute sur ce qu’elle voyait. Le cinéma et la télévision nous ont habitués à un monde que la majorité d’entre nous ne connaît pas : celui de la violence, des armes à feu et du sang versé.
— Qu’est-ce que… ? eut à peine le temps de dire le visage brûlé en sentant le poids d’un autre corps sur son dos.
L’instant d’après, l’univers entier bascula : une flamme jaillit entre le canon de l’arme et la cagoule et — BANG ! — une seule détonation, énorme, assourdissante, qui fit vaciller la nuit. Elle perçut la pression sur ses tympans, qui se mirent aussitôt à siffler. Le cou de son agresseur parut se briser, basculant sur le côté, comme celui d’une poule morte, et le sombre nuage de particules — sang, os, cervelle — jaillit à l’opposé de la capuche, semblable à un geyser noir, avant que le corps tout entier ne verse dans la neige, raide mort, la libérant de son poids. Cette fois, elle crut bien hurler, encore que, a posteriori , elle ne serait plus aussi sûre si son cri était sorti de sa gorge ou non. Ses tympans bourdonnaient comme si elle avait un essaim dans chaque oreille. Dans les aigus. L’ombre s’était déjà relevée, l’arme fumante à bout de bras.
Elle crut l’espace d’une seconde que l’ombre qui la toisait allait la tuer elle aussi. Au lieu de cela, elle disparut comme elle était venue.
Alors, cette fois, elle en était sûre : elle hurla.
L’énorme détonation et ses hurlements hystériques réveillèrent tout le refuge. Les uns après les autres, les occupants se redressèrent sur leurs couchettes, attrapèrent leurs anoraks et se précipitèrent dehors. D’abord, ils l’appelèrent et — comme elle ne répondait pas — ils firent le tour du refuge.
— Putain ! s’exclama le jeune guide qui fut le premier à les découvrir, elle, en pyjama, et le cadavre, et il fit un pas en arrière.
La neige buvait le sang, si bien que la flaque qui s’était formée sous le crâne du violeur n’était pas si étendue que cela : au contraire, la cervelle et le sang chauds avaient creusé une petite cuvette, un entonnoir presque vertical dans la neige fraîche.
Emmanuelle était parcourue de tremblements violents à cause du choc comme du froid ; la bouche grande ouverte, elle émettait à la fois des sanglots et des hoquets. On aurait dit qu’elle se noyait et cherchait de l’air. Le guide s’agenouilla auprès d’elle et la prit aux épaules.
— C’est fini, dit-il. C’est fini.
Mais qu’est-ce qui était fini ? Il n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé, putain. De toute évidence, quelqu’un avait explosé le crâne de ce type. Il attira Emmanuelle à lui et la serra pour la rassurer et la réchauffer.
— C’est toi ? demanda-t-il doucement. C’est toi qui as fait… ça ? Qui as tiré ?
Elle secoua vigoureusement la tête en signe de dénégation, sans cesser de hoqueter et de sangloter contre lui, incapable d’articuler un mot. Les autres les entouraient à présent. Ils regardaient tour à tour le cadavre et Emmanuelle, et aussi les bois, avec des yeux d’animaux apeurés.
— Il ne faut toucher à rien, dit soudain Beltran. Et il faut appeler la police.
Il sortit son portable, regarda l’écran.
— Merde, j’ai pas de réseau. Ça passe pas.
— Utilise le téléphone de secours dans le refuge, lui répondit le jeune guide, toujours à genoux, en levant la tête vers lui — puis il reporta son attention sur Emmanuelle.
— Tu peux te lever ?
Il l’aida à se redresser, la soutint, car les jambes d’Emmanuelle tressautaient et menaçaient de se dérober sous elle. Ils contournèrent soigneusement le cadavre, l’angle du mur, et il la ramena à l’intérieur, où les deux autres s’étaient déjà réfugiés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda la brune, avec le plus de douceur possible dans la voix.
— Tu… Tu avais… raison : il y avait bien… quelqu’un.
Les dents d’Emmanuelle claquaient bruyamment.
— Oui. Il est là-dehors, dit le jeune guide en frémissant. Et en plus, il est armé.
Les premières lueurs du jour teintaient de rose le ciel entre les sommets des montagnes et les nuages quand les TIC [7] Techniciens en identification criminelle.
de la gendarmerie nationale apparurent enfin, en même temps que les gens de la Section de recherche. Le capitaine Saint-Germès ne fut pas mécontent de voir les phares clignoter entre les arbres : il avait effectué les premières constatations, isolé le périmètre avec son équipe avec la peur au ventre. Celle de foirer. Ce n’était pas tous les jours que la brigade de gendarmerie de Saint-Martin-de-Comminges se voyait confier une mission de cette nature.
L’air matinal était froid et vif, il piquait les joues et embaumait les sapins. Le ciel s’éclaircissait rapidement à présent, et chaque détail des montagnes sortait de l’ombre. Il regarda le cortège approcher en cahotant sur la neige. Cinq véhicules, dont un fourgon au toit surélevé dans lequel il reconnut le laboratoire ambulant de la Section de recherche de Pau. Saint-Germès n’avait encore jamais vu un débarquement pareil. Comme tout le monde ici, il avait entendu parler des événements de l’hiver 2008–2009 — ils faisaient partie de la légende locale, et les anciens aimaient à les évoquer, surtout à l’approche de l’hiver — mais, à l’époque, il n’était pas encore en poste. C’était son prédécesseur, le capitaine Maillard, qui avait géré toute l’affaire avec la SR de Pau et le SRPJ de Toulouse. Maillard avait été muté, comme bon nombre des gendarmes présents à l’époque. Depuis, c’était la première mort violente à laquelle le service était confronté. Ce qui s’était passé cette nuit ? Il n’en avait pas la moindre idée. Tout cela était extrêmement confus. Un chaos total. Les auditions des témoins n’avaient fait qu’ajouter à la confusion. Ce qui s’en dégageait n’avait aucun sens : un randonneur qui avait traîné l’une des filles du groupe dehors pour la violer dans la neige à 3 heures du matin et une ombre surgie de nulle part qui lui avait tiré dans la tempe avant de disparaître. Ça n’avait ni queue ni tête.
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