Les rues de Saint-Martin étaient désertes quand il y entra. Pas âme qui vive sur les trottoirs, fenêtres noires à quelques rares exceptions près. Le centre-ville dormait du sommeil lourd, plein de secrets et de rêves des petites villes de province. Il remonta les allées d’Étigny, longeant les terrasses éteintes des cafés et les rideaux de fer baissés des commerces en direction des thermes, tout au bout. Il y avait dans ce sommeil provincial quelque chose qui était comme un avant-goût de la mort. Mais celle-ci ne lui faisait plus peur désormais. Il l’avait regardée en face.
Il se gara à l’entrée de la vaste esplanade. Personne en vue. Sur sa gauche, les arbres et les buissons noirs du jardin public, où quelqu’un pouvait aisément se cacher ; sur sa droite, la colonnade d’inspiration vaguement gréco-romaine des thermes, avec la montagne en arrière-plan ; dans le fond, la nouvelle aile, tout en verre, parallélépipédique, dont les vitres brillaient sous la lune.
Tout à coup, il eut envie de s’enfuir. Il ne voulait pas être là. Il ne voulait pas parler à Jensen sans témoin. C’était une très mauvaise idée.
« Le bonsoir à ta fille. »
Il descendit.
Ferma sa portière aussi doucement que possible. Tout était silencieux. Il s’attendait à voir Jensen émerger de derrière une colonne. S’il s’était trouvé dans un film, cela se serait passé ainsi. Il se serait avancé, silhouette inquiétante mise en valeur par le contre-jour savant d’un éclairagiste. Au lieu de ça, il scruta les buissons et les ombres du jardin public, à l’opposé. Le vent était tombé et les branches nues des arbres aussi inertes que les membres d’un squelette.
Il s’avança sur l’esplanade, se retourna pour observer la longue perspective derrière lui qui, en plein jour, était le cœur vivant de la ville mais qui, à cette heure, évoquait un décor abandonné par l’équipe de tournage sur un plateau de cinéma.
— Jensen !
Cet appel lui en rappela un autre, identique, par une nuit d’orage, et la peur descendit sur lui. Comme cette fois-là, il avait laissé son arme dans la boîte à gants. Il fut tenté de retourner au véhicule mais, au lieu de ça, il avança vers les bâtiments et la colonnade sur sa droite. La lune était le seul témoin de ses gestes. À moins que… Il frissonna en pensant que Jensen était peut-être tout près. Tout à coup, il eut un flash : la pluie déferlant sur le toit du wagon, les éclairs dans le ciel et Jensen se retournant, la flamme qui jaillissait du canon de son arme et le projectile qui lui transperçait le cœur. Il n’avait presque rien senti sur le moment… un simple coup de poing dans la poitrine… Est-ce qu’il allait lui tirer dessus comme la dernière fois ? « Ce cœur, comment va-t-il ? » Il n’avait aucune raison de le faire. Il avait été blanchi pour les trois viols. La dernière fois, il s’était senti pris au piège, acculé. Mais alors pourquoi Jensen voulait-il le voir ? Et pourquoi ne se montrait-il pas ?
— Jensen ?
La galerie derrière la colonnade était pareillement déserte. Il ressortit sur la vaste esplanade, entre deux colonnes, scruta de nouveau les ombres du jardin. Soudain, son regard s’arrêta sur l’une d’elles, à trente mètres environ. Ce n’était pas un arbuste. Une silhouette. Noire. Immobile. À la lisière du jardin public. Il plissa les yeux. La silhouette se fit plus précise entre les arbres : une forme humaine.
— Jensen !
Il entreprit de traverser l’esplanade dans sa direction. C’est alors que la silhouette bougea. Non pas pour s’approcher de lui — mais pour s’éloigner au contraire à l’intérieur du jardin. Il sursauta. Bon sang, bon sang ! Où allait-il comme ça ?
— Hé !
Il se mit à courir. La silhouette marchait très vite à présent, entre les haies du jardin public, en se retournant de temps en temps pour évaluer la distance qui les séparait. Servaz s’enfonça à son tour dans les allées. Comme il gagnait du terrain, la silhouette se mit elle aussi à courir. Il accéléra. Tout à coup, il la vit bifurquer sur la droite et foncer vers l’arrière du grand bâtiment de verre. Elle grimpa l’allée gravillonnée en pente qui se transformait ensuite en sentier de randonnée, et s’enfonça dans la forêt. Il courut derrière elle, sentit naître un point de côté comme un clou planté dans son flanc, ralentit après avoir contourné le bâtiment de verre en voyant devant lui le mur de sapins noirs.
La montagne boisée se dressait au-dessus de lui, le ciel était dégagé et le clair de lune découpait sa masse immense.
Tout n’était qu’ombres et obscurité. Il reprit son souffle, les mains sur les genoux, conscient de sa piètre condition physique. Réfléchit. S’il s’enfonçait là-dedans, il serait aveugle. Il n’avait ni arme ni lampe sur lui. Il pouvait se passer n’importe quoi là-dedans. Que voulait Jensen ? À quoi rimait ce petit jeu ? Tout à coup, il se fit la réflexion que Jensen avait une bonne raison de lui tirer dessus une deuxième fois, qu’à sa place il aurait eu la haine. Car Jensen devait le tenir pour responsable de ce qui lui était arrivé : le visage défiguré à jamais. Sa vie avait changé pour toujours et c’était lui, Servaz, qui était à l’origine de ce changement. Sans doute était-il caché là, à l’attendre. Mais pour quoi faire ? Envisageait-il de le faire payer ? Si oui, de quelle façon ? Était-il désespéré au point de commettre l’irréparable ?
Servaz sentit la chair de poule sur ses avant-bras. Il s’avança néanmoins. Suivit le sentier qui s’enfonçait dans les ombres profondes de la forêt. Il faisait noir comme dans un four là-dedans. Il ne fit que quelques mètres à l’intérieur des bois, s’arrêta. Personne. Il n’y voyait goutte. Il eut soudain conscience que sa respiration accélérée n’était pas seulement due à sa course. Qu’il était la seule personne vivante ici à part une autre qui ne lui voulait pas que du bien.
— Jensen ?
Cette fois, le son de sa voix ne lui plut pas du tout. Il avait essayé de masquer son inquiétude, mais il était sûr que sa voix l’avait trahi, que, planqué tout près, Jensen devait se délecter de la frayeur qu’il suscitait.
Il resta presque vingt minutes au même endroit, sans bouger. Attentif à chaque mouvement des ombres quand le vent se levait dans les frondaisons. Quand il eut acquis la conviction qu’il était tout seul, que Jensen était parti depuis longtemps, il ressortit de la forêt et retraversa le jardin public en direction des thermes, frustré mais soulagé, et retourna à la voiture. C’est alors qu’il le vit, le mot sur le pare-brise, coincé sous l’essuie-glace :
Tu as eu peur ?
Kasper Strand attendit minuit. Il habitait un trois-pièces avec balcon sur les hauteurs de Bergen, non loin du funiculaire, d’où la vue embrassait la ville et le port. C’était le principal atout de son appartement hors de prix. Même quand il pleuvait — ce qui, à Bergen, arrivait pour ainsi dire un jour sur deux —, il ne se lassait jamais de voir la ville aux sept collines et aux sept fjords s’illuminer quand le soir tombait. Et Dieu sait que le soir tombait vite, l’hiver, à Bergen.
Il savait qu’il était en train de fouler aux pieds tous les principes qui l’avaient jusqu’ici guidé dans sa vie professionnelle — et qu’il ne pourrait plus se regarder dans une glace après ça. Mais il avait besoin de ce fric. Et l’info qu’il s’apprêtait à monnayer valait de l’or, il en était parfaitement conscient, pour les bonnes personnes. Ce que Kirsten Nigaard venait de lui apprendre était tout bonnement incroyable. À présent, il fallait voir combien ça allait lui rapporter.
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