Vas-y , songe-t-il. Fais-lui ravaler sa supériorité !
Finalement, le médecin change d’attitude. Reprend ses explications sur un ton différent, avec des mots simples. Hé, oh, je suis là ! voudrait-il leur crier. Hé ! hé ! par ici ! C’est de moi que vous parlez ! Mais il est incapable d’émettre un son — et, de toute façon, il a ce truc enfoncé dans la bouche.
— Tu m’entends ?
Il ne se rappelle pas très bien où il est parti ni combien de temps. Il a le vague sentiment d’avoir retrouvé la lumière et le fleuve humain, mais il n’en est pas bien sûr non plus. En tout cas, il est de nouveau dans la chambre d’hôpital. Il reconnaît le plafond, avec sa tache brune qui a vaguement la forme du continent africain.
— Tu m’entends ?
Oui, oui, je t’entends.
— Tu m’entends, papa ?
Oui, oui, je t’entends !
— PAPA, TU M’ENTENDS ?
Il voudrait lui prendre la main, lui envoyer un signe, un seul signe, n’importe lequel — un battement de cil, un frémissement de doigt, un son — pour qu’elle comprenne, mais il est prisonnier de ce sarcophage qu’est son corps sans vie.
Il n’arrive pas à se rappeler où il est parti l’instant d’avant. Cela le préoccupe. Cette lumière, ces gens, ce paysage — est-ce que c’était… réel ? ça avait l’air fichtrement, foutrement, vachement réel en vérité. Margot parle, lui parle, et il se met en devoir de l’écouter.
Qu’est-ce que tu es belle, ma fille , pense-t-il quand elle se penche vers lui.
Il commence à avoir ses repères. Il y a d’autres chambres, d’autres patients dans la « réa » : il les entend parfois qui hèlent les infirmières ou pressent les poires d’appel, déclenchant des sonneries stridentes.
Il entend les pas pressés des infirmières devant sa porte ouverte et les murmures gênés des visiteurs. Ces sons à travers le brouillard. Au cours de ses moments de lucidité cependant, il prend conscience d’un fait important : il est au centre d’une toile d’araignée de tubes, de bandages, de fils électriques, d’électrodes, de pompes, et le bruit de la machine sur sa droite — qu’il ne tardera pas à appeler la « machine-araignée » — lui apparaît comme le signe d’une moderne sorcellerie, un maléfice qui le tient captif et dont la plus grande perversion est le tuyau de silicone qui lui entre dans la bouche. Il est sans autonomie, sans mouvement, sans défense, à la merci de la machine — aussi inerte qu’un mort.
Mais peut-être l’est-il… mort ?
Car, le soir venu, quand il n’y a plus personne dans sa chambre, les morts prennent la place des vivants…
Le silence règne la nuit, dans la « réa » comme dans sa chambre, et, tout à coup, ils sont là. Comme son père qui dit :
Tu te souviens de ton oncle Ferenc ?
Ferenc était le frère de maman. C’était un poète. Papa disait que si maman et oncle Ferenc aimaient tant la langue française, c’était parce qu’ils étaient nés en Hongrie.
Tu vas mourir , dit son père gentiment. Tu vas nous rejoindre. Tu verras, ce n’est pas si terrible. Tu seras bien avec nous.
Il les regarde. Car la nuit, dans ses visions, il peut tourner la tête. Il y en a partout dans la chambre : debout le long des murs, près de la porte, de la fenêtre, assis sur les chaises ou au bord de son lit. Il les connaît tous. Comme tante Cezarina, une belle femme brune à la poitrine opulente dont il était amoureux quand il avait quinze ans.
Viens , dit à son tour la tante Cezarina.
Et Matthias, son cousin, emporté à douze ans par une leucémie. M meGarson, la prof de français qui, en quatrième, lisait ses dissertations au reste de la classe. Et aussi Éric Lombard, le milliardaire mort dans une avalanche — l’homme qui aimait les chevaux —, et Mila, la spationaute, qui s’est ouvert les veines dans sa baignoire — sans doute quelqu’un était-il présent à côté d’elle cette nuit-là, mais il a renoncé à le prouver [5] Voir Glacé et N’éteins pas la lumière , XO éditions et Pocket.
. Et Mahler lui-même — le grand Mahler, le génie aux traits fatigués, ses lorgnons sur le nez, un chapeau bizarre sur le crâne, qui lui parle de la malédiction du chiffre 9 : Beethoven, Bruckner, Schubert… tous sont morts après leur 9 eSymphonie… alors je suis passé directement de la 8 eà la 10 e… j’ai voulu ruser avec Dieu — quel orgueil ! — mais ça n’a pas suffi…
Chaque fois qu’ils apparaissent, le même amour l’enveloppe. Il n’aurait jamais cru qu’un tel amour fût possible. Et pourtant, il commence à trouver ça suspect. Il sait ce qu’ils attendent de lui : qu’il parte avec eux . Mais il n’est pas prêt. Ce n’est pas son heure. Il essaie de le leur expliquer, mais ils ne veulent rien entendre avec leurs sourires, leur tendresse enveloppante, leur douceur déchirante. Certes, l’herbe est plus verte là d’où ils viennent, le ciel plus bleu, la lumière mille fois plus intense — pourtant, il n’est pas question pour lui de rester depuis qu’il a vu Margot à côté de son lit.
Samira surgit un beau matin, vêtue comme à son habitude de fringues bizarroïdes.
Quand elle se penche sur lui et entre dans son champ de vision, il aperçoit fugitivement une grande tête de mort sur un sweat et un visage dans l’ombre d’une capuche. Puis elle la retire et il met une demi-seconde à identifier le visage épouvantablement laid — bien que cette laideur soit assez difficile à définir, en réalité, car elle tient à de petits détails : un nez trop court par-ci, des yeux globuleux, une bouche trop grande par-là, une certaine dissymétrie dans les traits… Samira Cheung : le meilleur membre de son groupe d’enquête avec Vincent.
— Putain, patron, si vous voyiez la tronche que vous avez…
Il voudrait sourire. Il le fait intérieurement. Du Samira dans le texte… Elle s’obstine à l’appeler « patron », alors qu’il lui a maintes fois fait remarquer combien il trouve ce titre ridicule. Elle fait le tour du lit et sort de son champ de vision pour aller ouvrir le store et il note au passage qu’elle a toujours le « plus beau cul » de la brigade.
C’est le paradoxe Samira. Un corps parfait et un des visages les plus laids que Servaz ait jamais vus. Est-ce que c’est sexiste ? Possible. Samira elle-même ne se gêne pas pour donner son avis sur les particularités anatomiques des hommes qu’elle croise.
— … sont comment les infirmières ?… le fantasme de l’infirmière nue sous sa blouse, ça vous parle… patron ? … reviendrai demain… patron… promis…
Les jours passent. Et les nuits. Il y a des hauts et il y a des bas. Quiétude le matin dans la « réa » et inquiétude le soir. Combien de jours, combien de nuits — il ne saurait le dire.
Car le temps, ici, n’existe pas. Son seul repère : les infirmières. Ce sont elles qui le rythment en se relayant à son chevet.
Il est parfaitement conscient de leur pouvoir sans limites sur sa personne ; elles sont toutes-puissantes, plus importantes pour lui, à ce moment, que Dieu lui-même et — même si, dans l’ensemble, elles sont compétentes, dévouées, méticuleuses, débordées — elles ne manquent pas de le lui faire sentir, par leurs gestes, le ton de leurs voix, leurs discours qui tous signifient la même chose : « Tu es gravement malade et tu dépends entièrement, exclusivement de nous. »
Autre matin, autre visite. Deux visages flous près du lit. L’un d’eux est celui de Margot, l’autre… Alexandra, sa mère. Son ex-femme a fait le déplacement. Elle a les yeux rougis. Éprouve-t-elle du chagrin ? Il se souvient qu’ils ont eu leurs différends après le divorce ; puis la complicité est en partie revenue — sans doute grâce aux souvenirs communs, ceux des jours heureux, des moments partagés, de ces heures où Margot grandissait et où ils formaient une équipe unie, soudée… Alexandra a pris pas mal de kilos depuis, et il se dit — assez perfidement, il est vrai — que, dans l’ensemble, les hommes vieillissent mieux que les femmes. Il croit bien avoir ri cette fois-là (c’était forcément un rire intérieur) : oh, merde, ce qu’il aurait payé cher pour voir la tête qu’il avait !
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