— Plusieurs fois… À la tête… Très violemment… Traumatisme crânien … Et puis, après ça, tu l’as violée avec une pompe du gymnase — une pompe pour gonfler les ballons… Elle ne pourra jamais avoir d’enfants, tu le sais ?
— C’était il y a longtemps…
— Tu as éprouvé quoi, à ce moment-là, tu t’en souviens ?
Un silence.
— Vous pouvez pas comprendre, suggéra Jensen d’une voix déplaisante, soudain pleine de vantardise.
Servaz se raidit. Cette voix. De l’arrogance et de l’égoïsme à l’état pur. Il tendit une main vers le dessous du bahut. Le petit chat blanc en émergea lentement. Il s’approcha craintivement et Servaz sentit une langue minuscule et râpeuse au bout de ses doigts. D’autres chats rappliquèrent aussitôt, mais Servaz les repoussa pour se concentrer sur la petite boule blanche.
— Explique-moi, dit Espérandieu — et Servaz entendit, derrière le ton patient de son adjoint, la rage et le dégoût qui faisaient comme un écho dans sa voix.
— Pour quoi faire ? Vous parlez de choses dont vous ignorez tout, vous n’avez pas la moindre idée de ce que les gens comme nous éprouvent… de… l’intensité de nos émotions, de la… puissance de nos expériences. Les fantasmes des gens de votre espèce — ceux qui se conforment à la loi et à la morale, ceux qui vivent dans la crainte de la justice et du regard des autres — seront toujours à des années-lumière de la vraie liberté, du vrai pouvoir. Nos vies sont tellement plus riches, plus intenses que les vôtres.
La voix de Jensen sifflait à présent.
— J’ai été en prison, j’ai payé, vous ne pouvez plus rien contre moi. Aujourd’hui, je respecte la loi…
— Ah ouais ? Et comment tu fais ? Pour refréner tes pulsions, je veux dire ? Pour pas passer à l’acte ? Tu te masturbes ? Tu vas voir les prostituées ? Tu prends des médocs ?
— … mais j’ai rien oublié, poursuivit Jensen sans tenir compte de l’interruption. Je ne regrette rien, je ne renie rien, je ne ressens aucune culpabilité. Je ne vais pas m’excuser d’être comme Dieu m’a fait…
— C’est ça que tu as ressenti en essayant de violer ces trois femmes au bord de la Garonne ? demanda Espérandieu d’un ton patient. Je dis bien essayer . Parce que tu n’as même pas joui. Si tu as poignardé cette fille avec une telle rage, c’est parce qu’elle n’a même pas réussi à te faire bander, c’est bien ça ?
Servaz savait ce que son adjoint essayait de faire : vexer Jensen, le faire réagir, le pousser à se justifier, à se vanter. Ça ne marchera pas…
— J’ai violé quatre femmes et j’ai payé pour ça, répondit froidement celui-ci. J’en ai envoyé trois à l’hôpital. (Il avait dit cela comme un footballeur se vantant d’avoir marqué des buts.) Reconnaissez que je n’ai pas l’habitude de faire les choses à moitié. (Il émit un petit ricanement grinçant, qui fit se dresser les poils sur la nuque de Servaz.) Vous voyez bien que ça ne peut pas être moi…
Cette ordure disait vrai. Dès les premières minutes, Servaz avait acquis la conviction que ça n’était pas lui. Pas cette fois, en tout cas… Il regarda le chat blanc.
Et frémit.
Il lui manquait une oreille. À la place, il y avait une cicatrice rose.
Un petit chat blanc avec une oreille en moins — où avait-il déjà vu ça ?
— Laissez mon chat tranquille, dit Jensen.
« Laissez mon chat tranquille »…
Brusquement, ça lui revint. La femme assassinée dans sa maison de campagne au mois de juin, près de Montauban. Il avait lu le rapport. Elle vivait seule, elle avait été violée puis étranglée après avoir pris son petit déjeuner : le légiste avait trouvé du café, des restes de pain aux céréales, de confiture d’agrumes et de kiwi dans son bol alimentaire. Il faisait chaud. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur du matin. L’agresseur n’avait eu qu’à en enjamber une. Sept heures du mat’ et des voisins à moins de trente mètres. Malgré ça, personne n’avait rien vu, rien entendu — et les gendarmes n’avaient aucune piste. Aucun indice. La seule chose qu’ils avaient notée, c’était que le chat de la femme avait disparu.
Un chat blanc avec une seule oreille …
— Ce n’est pas ton chat, dit doucement Servaz en se relevant.
Il eut l’impression que l’air s’épaississait. Il grimaça. Sentit tous ses muscles durcis par les toxines de la tension. Jensen ne bougeait plus. Silencieux. Un nouvel éclair illumina le salon ; seules les têtes d’épingle de ses yeux naviguaient dans sa face crayeuse, roulant de l’un à l’autre.
— Reculez, dit-il tout à coup.
Une arme dans sa main pleine de bagouzes. Au temps pour moi , songea Servaz en lançant un coup d’œil à Vincent.
— Reculez.
Ils obéirent.
— Ne fais pas de bêtise, dit Espérandieu.
Soudain, Jensen s’élança. Avec la vivacité d’une souris, il contourna plusieurs meubles, ouvrit une porte à l’arrière et disparut, tandis que le vent et la pluie s’engouffraient dans la pièce. Servaz resta un instant interdit — puis se lança à sa poursuite.
— Où tu vas ? hurla Vincent derrière lui. MARTIN ! Où TU VAS ? Tu n’es MÊME pas armé !
La porte vitrée battait au vent et tapait contre le mur arrière de la maison. Elle donnait sur le talus de la voie ferrée, mais un grillage interdisait l’accès à celui-ci. Au lieu de l’escalader, Jensen l’avait longé et se précipitait à présent à travers le terre-plein balayé par la pluie. Servaz émergea à son tour à l’arrière. Dans la lueur des éclairs, il leva les yeux vers la ligne électrique de la voie ferrée, en haut du remblai, cherchant Jensen des yeux, puis il tourna la tête et le vit qui filait en direction du petit tunnel par lequel Espérandieu et lui étaient arrivés, lequel passait sous d’autres voies ferrées qui venaient se joindre à la ligne principale.
Il y avait un portail à droite du tunnel, au-dessous de l’endroit où les voies opéraient leur jonction. Une rampe en ciment grimpait ensuite jusqu’à une sorte de casemate en béton, qui était peut-être un poste d’aiguillage. Ni le portail — où toute une signalétique dissuadait pourtant d’aller plus loin en raison des risques d’électrocution — ni le grillage n’avaient découragé les tagueurs : le moindre centimètre carré de béton était recouvert de grandes lettres colorées. Des gouttes d’eau scintillaient sur le fond noir de la nuit éclairée par intermittence par les éclairs, le tonnerre donnait de la voix : l’orage tournoyait sur Toulouse. Des filets d’eau dévalaient l’herbe du talus, traversaient le grillage et se répandaient sur le terre-plein boueux, où ils formaient un delta de petits ruisseaux et de flaques.
Servaz se mit à courir à travers les torrents d’eau qui se déversaient. Jensen escaladait déjà le portail. Il le vit courir ensuite vers le sommet de la rampe bétonnée, contourner le poste d’aiguillage, là-haut, en direction des voies. À cet endroit se dressaient plusieurs pylônes d’acier soutenant un réseau complexe de grilles, de lignes électriques primaires et secondaires, de transformateurs et de caténaires. Cela ressemblait à une sous-station et Servaz pensa immédiatement haute tension . Il pensa orage, foudre, éclairs, pluie, conduction — et à ces milliers de volts, d’ampères ou de Dieu sait quoi qui circulaient dans ces lignes tel un piège mortel. Bon Dieu de merde, où tu vas ? se dit-il. Jensen ne semblait pas conscient de l’existence du piège. Ce qui le préoccupait, c’était le train de marchandises qui roulait au ralenti devant lui et lui barrait le passage.
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